Le Slavia Prague pris en étau dans la crise diplomatique sino-tchèque

Sauvé par un groupe chinois en 2015, le Slavia Prague est revenu au sommet après des années de disette, retrouvant la ferveur de ses supporters et participant à la phase de groupe de la Ligue des champions. Pourtant, l’avenir du plus vieux club tchèque s’assombrit sur fond de crise diplomatique entre Prague et Pékin. 

Le 22 février dernier, les joueurs du SK Slavia Prague recevaient le SFC Opava. Si le Slavia l’a emporté 2 à 0, c’est surtout la solidarité qui est sortie victorieuse de ce match. Les locaux ont affiché leur soutien à la Chine et la ville de Wuhan, alors épicentre de la pandémie de coronavirus, en portant des t-shirt « Stay Strong Wuhan », écrits en anglais et mandarin. Pourtant, cette image pourrait devenir caduque sous peu, alors que la crise diplomatique entre Prague et Pékin se confirme.

Un pion dans l’échiquier géopolitique chinois

À l’aube de l’année 2015, la République tchèque est désignée par Xi Jinping comme une cible privilégiée pour affirmer ses positions en Europe. Le groupe CEFC (China Energy Company Limited) s’implante de façon exponentielle dans le paysage tchèque, avec l’aval des dirigeants locaux. En plus d’injecter près de 900 millions d’euros dans des projets énergétiques, le groupe rachète le Slavia Prague, au bord de la faillite après une décennie de déclin sportif. Plus de 35 millions d’euros sont investis dans la rénovation du stade ainsi que sur le marché des transferts. Les résultats suivent rapidement : champion en 2017 et en 2019, vainqueur de la Coupe nationale en 2018 et 2019, le Slavia Prague surfe sur un renouveau sportif que d’aucuns auraient qualifié d’utopique au moment du rachat. Un vent venu de l’Est souffle dans le dos de ce club historique de Tchéquie qui finit par retrouver, pour la première fois depuis onze ans, la phase de groupes de la Ligue des champions édition 2019-2020. 

Le sport, et le football en particulier, est un pont doré pour la Chine et ses investisseurs dans l’optique de conquérir les marchés européens, notamment en Europe centrale. Au moment du rachat du club par le groupe CEFC, les investissements chinois en Tchéquie battaient leur plein. Outre le Slavia, le groupe – dont le directeur général était un des conseillers du président de la République tchèque Miloš Zeman – avait réalisé l’achat de deux bâtiments historiques de Prague, de 80% des parts des célèbres brasseries Lobkowicz ainsi que de près de la moitié du capital de la compagnie aérienne Travel Service, dont Jiří Šimáně, président du Slavia à l’époque, était le copropriétaire. Cette immersion chinoise dans les capitaux tchèques trouvait son origine chez un homme et son réseau : Jaroslav Tvrdík, ancien ministre de la Défense au début des années 2000 et directeur de ČSA – la compagnie aérienne Czech Airlines, aujourd’hui président du… Slavia Prague.

La communauté chinoise de Prague pourrait bien ne plus revoir de sitôt Xi Jinping en Tchéquie
Des membres de la communauté chinoise de Prague, sympathisants du régime communiste, lors d’une visite officielle de Xi Jinping, en mars 2016 ©Le Monde

Entre jeux d’influence et partenariats obscurs, des voix s’élèvent vite pour dénoncer ce que plusieurs considèrent comme une ingérence de la part de Pékin. Malgré tout, les relations entre les deux pays sont alors au beau fixe. Le président tchèque ne masque pas ses positions pro-chinoises. Le Slavia est la vitrine de ces investissements chinois, les résultats sportifs sont au rendez-vous : il est difficile de jeter le discrédit sur ce mariage de raison, même si certains appellent à la prudence. C’est le cas de Vladimír Šmicer, ancien joueur de Lens et Bordeaux, sacré trois fois champion avec la Slavia. En juin 2017, alors que le club remporte le titre après huit longues années de disette, il prévient que « l’argent ne fait pas tout dans le football ». Comme pour souligner qu’un investisseur peut repartir aussi vite qu’il est arrivé.

Des airs autrichiens chez le voisin tchèque : une valse footballistique

Si la valse a gagné ses lettres de noblesses au XVIIIe siècle dans les plus beaux salons viennois, elle a connu une mutation tchèque insoupçonnée. En effet, le Slavia est depuis deux ans le théâtre d’une valse à trois temps entre plusieurs propriétaires chinois. Dans un premier temps, des difficultés financières croissantes font tomber le groupe CEFC en disgrâce, son dirigeant Ye Jianming étant même menacé d’arrestation. En 2018, le groupe est forcé de se retirer de l’actionnariat du Slavia, remplacé par CITIC (China International Trust and Investment Corporation), un des fonds d’investissement public chinois qui détient des parts dans la holding City Football Group, dont fait notamment partie Manchester City. Mais l’histoire entre le Slavia et CITIC a à peine le temps de démarrer que le groupe cède sa place, fin 2018, à un autre investisseur chinois, Sinobo. 

Les relations sino-tchèques, depuis leur émergence puis leur renforcement au cœur des années 2010, sont sources de clivages. De fait, l’opinion publique tchèque se trouve divisée sur le sujet, entre d’un côté le président Miloš Zeman, qui se targue d’entretenir de bonnes relations avec la Chine, et d’un autre côté, des politiciens comme le maire de Prague Zdeněk Hřib, qui souhaitent revenir à la politique étrangère de l’époque de la présidence de Václav Havel, plus axée sur les droits de l’Homme. 

Un divorce Prague-Pékin aux dommages collatéraux pour le Slavia ?

La péréclitation de ces relations doit se lire au prisme de la géopolitique selon Ivana Karásková, spécialiste de la Chine et fondatrice du groupe de travail Chinfluence, pour qui Pékin n’accepte pas que Prague lui tienne tête. Tout commence en octobre 2019, quand le jumelage entre les deux capitales, en place depuis 2016, est rompu par la Chine, Pékin refusant de supprimer une clause mentionnant la reconnaissance d’une Chine unique, ce qui nierait de facto l’existence de Taïwan comme État indépendant. « Cela entraîne inutilement Prague dans des questions de politique étrangère et nous avons des problèmes totalement différents », rappelle alors Zdeněk Hřib (Parti pirate). Puis, en décembre de la même année, le site Aktualně.cz publie une longue enquête expliquant comment la société de crédits à la consommation Home Credit du milliardaire tchèque Petr Kellner, dont les intérêts sont légions en Chine, a financé une campagne médiatique pro-Pékin via « un réseau d’experts, de journalistes et de politiques », afin d’améliorer l’image de la Chine auprès de l’opinion publique tchèque. Le conflit entre les autorités tchèques et chinoises déborde très vite sur le terrain du football et l’avenir du Slavia Prague se retrouve au cœur des tensions. En effet, accusées d’ingérence par leurs homologues tchèques, les autorités chinoises, en plus de résilier l’accord de partenariat conclu avec Prague, auraient décidé de retirer de Tchéquie l’ensemble de leurs investissements. Et M. Zeman de déclarer à l’antenne de la chaîne de télévision privée Barrandov : « La Chine réagit avec différentes mesures de représailles. Mais la plus importante est que le Slavia Prague, l’investissement chinois le plus réussi, ne sera plus financé. »

La Chine et la Tchéquie ont vu leurs relations diplomatiques se dégrader depuis plusieurs mois
Le président tchèque Miloš Zeman (à droite) a bouleversé sa politique étrangère
envers la Chine de Xi Jinping (à gauche) ©L’Express

Enfin, début 2020, le partenariat entre Prague et Taïpei, la capitale taïwanaise, qui existait depuis une vingtaine d’année, est renforcé au grand dam des autorités chinoises pour qui il s’agit d’une ingérence dans la politique intérieure du pays et une opposition publique au principe de la Chine unique. Les relations entre les deux pays sont glaciales, à tel point que le président Miloš Zeman ne s’est pas rendu en Chine, comme il le faisait pourtant depuis de nombreuses années, après avoir concédé que les investissements n’étaient pas à la hauteur escomptée. 

Les Qataris au chevet du Slavia ? 

Alors que les relations entre la Tchéquie et Pékin commençaient à se dégrader, des rumeurs ont parcouru les travées de l’Eden Aréna (le stade du Slavia), selon lesquelles le Qatar aurait des vues sur les rouges et blancs. En effet, les propriétaires de Qatar Airways, sponsor dans un passé récent du FC Barcelone, auraient sollicité dans ce sens le président du Slavia, Jaroslav Tvrdík, il y a plusieurs mois déjà. Cet intérêt porterait sur un contrat de sponsoring du maillot. Selon le quotidien tchèque Lidové noviny, le Qatar envisagerait par ailleurs une entrée dans le capital du club, notamment car, en vue de la Coupe du monde 2022, le petit émirat souhaiterait améliorer son image en Europe centrale. Quoi de mieux pour ce faire qu’un club venant de retrouver la scène européenne après onze années d’errance ?

La crise diplomatique entre Prague et Pékin, d’abord larvée puis ouverte, remet de plus en plus en cause les investissements chinois au sein du Slavia Prague. Si ceux-ci venaient à s’arrêter, l’avenir sportif du plus vieux club de Tchéquie pourrait bien s’assombrir, avant d’éventuellement retrouver la lumière, bercé par un nouveau chant des sirènes qataries.