Mondial 1978, « Should I Stay or Should I Go » ?

Politique, complexe, passionnelle… La question du (non) boycott de la Coupe du monde 1978, organisée par la junte militaire argentine, est un marronnier de l’histoire du Mondial. Côté débat, un nœud gordien. Tâchons donc de nous départir de cet écueil pour ne pas nous contenter de relater les faits mais plutôt pour les inscrire dans l’écosystème politique, historique et culturel dans lequel ils se sont déroulés.

Ce n’est pas revenir trop en arrière que de mentionner la révolution cubaine de 1959, qui lance une décennie d’un horizon de possibilités, au cours de laquelle le poids de l’avenir dans le présent est moindre que celui du passé. Un véritable changement de paradigme en somme. Pour le monde entier mais surtout pour l’Amérique latine. Non sans conséquences sur un contexte politique marqué par une violence politique sans précédent, entre surenchère révolutionnaire et répression (« contre-subversion ») militaire sans scrupules à l’égard des « ennemis intérieurs » d’extrême gauche. Les dictatures militaires latino-américaines sont alors le bras armé des théories néolibérales des Chicago Boys. À la suite du coup d’État militaire du 24 mars 1976, faisant couler une démocratie argentine à la dérive incapable de dépasser la violence politique du moment entre militaires et groupes d’extrême-gauche ; le pays entre dans la danse après le Brésil en 1964, la Bolivie en 1971 et le Chili et Paraguay en 1973. Le général Videla en sera la figure de proue au moment de la Coupe du monde 1978.

Un écosystème complexe

En France, une fois l’indépendance de l’Algérie acquise, la décennie 1960 marque une période où le changement est possible et peut passer par la politique. Mai 68 en attestera. De Gaulle fera les frais de ce mécontentement endémique. Ses successeurs, Pompidou et Giscard d’Estaing, parviendront davantage à prendre en considération les mutations générationnelles et politiques qui animent la France, même si l’électrochoc de la publication de L’Archipel du goulag de Soljenitsyne en 1973 amènera certains à nuancer leur discours révolutionnaire. Au moment où la question du boycott se pose, la France giscardienne, politiquement stable, vient de clore le chapitre de la croissance économique des Trente glorieuses.  

Le choix cornélien du « boycott or not boycott » se présente à des Bleus qui ne se sont pas qualifiés pour une phase de Coupe du monde depuis 1966. « J’irai à la nage à Buenos Aires s’il le faut », concède le jeune Platini, à peine âgé de la vingtaine. Né en 1955 comme son compère d’attaque, Dominique Rocheteau est lui un peu plus circonspect sur la question. « L’ange vert » hésite. Le sélectionneur Michel Hidalgo, un apôtre du beau jeu venant tristement de nous quitter, coupe la poire en deux. Du moins, il essaie : « Nous voulons, nous, être plutôt des messagers de la paix, des messagers de la fraternité plutôt que de continuer à soulever des polémiques. Et surtout, c’est un aspect politique qui nous concerne, je ne dirais pas nullement mais sur lequel on n’a aucun moyen, aucune action possible. Alors je crois que c’est au niveau des hommes politiques qu’il faut faire quelque chose. J’ajoute aussi que nous ne voulons pas ignorer le peuple argentin, nous ne voulons pas l’étouffer et le meilleur moyen c’est d’y aller ». On lit là toute la gêne que ressent l’entraineur qui doit donner son avis, peut-être malgré lui, sur une situation politique d’un pays à 10 000 km du sien. Des partisans zélés du boycott essaieront d’enlever le sélectionneur ainsi que sa femme près de Bordeaux, souhaitant « attirer l’attention sur l’hypocrite complicité de la France qui fournit du matériel militaire à l’Argentine ».

Les acteurs du terrain vert sont mal à l’aise. Côté strictement politique, la France est leader sur le boycott. Le Comité pour le boycott de la Coupe du monde (COBA) est créé en décembre 1977, alors que deux ans auparavant une assemblée générale de l’ONU faisait état de « torture institutionnalisée » en Argentine. La pétition lancée par le comité recueille 150 000 signatures, dont celles de Sartre, Aragon, Duras et Barthes pour les plus fameuses. Circonstances politiques extrêmes obligent, les intellectuels français sortent de leur mépris à l’égard du football, la politique l’ayant vampirisé. Ils entrent sur le terrain. Des manifestations éparses battent le pavé en France ; la plus importante rassemble près de 8 000 personnes à Paris. Cela ne suffit toutefois pas. Le journal parodique « l’Épique » est lancé pour sensibiliser aux enjeux du boycott de la Coupe du monde, poussé par la concordance des temps des JO de 1936 à Berlin qui avaient précédé la terrible Nuit de cristal de 1938. De son côté, la revue « Quel corps ? » se donne pour slogan « on ne joue pas au football à côté des centres de torture ».

« Que notre silence ait été perçu comme de l’indifférence ». Dominique Rocheteau

Quelques jours avant le premier match du Mundial, Dominique Rocheteau s’efforce de convaincre ses coéquipiers de porter un brassard noir pour montrer leur opposition à la répression de la junte militaire. En vain. Le 2 juin 1978, face à Italie, les Bleus chantent la Marseillaise sans. Au grand dam de l’ailier dribbleur virevoltant. Malgré des promesses faites avant leur traversée de l’Atlantique, les hommes de Michel Hidalgo ne parviendront pas à obtenir des nouvelles des détenus de la dictature.

Mais était-ce leur rôle ? Le président de la FFF de l’époque, Fernand Sastre, ouvert sur la question du boycott, pouvait-il aller à contre-courant des responsables politiques et de l’opinion publique française ?

Avec une circulation de l’information et une connaissance historique qui ne sont alors pas comparables à celles d’aujourd’hui, les Français restent en grande majorité indifférents face aux exactions du régime argentin. Les sondages IFOP-SOFRES de l’époque estiment que 65 % d’entre eux sont favorables à la participation des Bleus au mondial. Une tendance plus marquée chez les ouvriers, au grand dam de l’intelligentsia de gauche et de la myriade d’organisations d’extrême-gauche. Le RPR de Chirac et le PS n’ont pas intérêt à se saisir de la question alors que les élections législatives de 1978 pointent le bout de leur nez. Peu y croient, l’intérêt est finalement d’alerter l’opinion publique sur la torture généralisée qui se pratique à quinze minutes à pied du Monumental, où est prévue la finale.

Binaire et cornélienne, la question du boycott laisse finalement peu de place à la complexité et à la nuance pour des évènements qui dépassaient très largement les joueurs de l’époque (Johan Cruyff est resté chez lui à Barcelone moins pour des raisons politiques que pour des raisons personnelles à la suite d’une agression qu’il avait subie à son domicile). Pari gagné pour la junte militaire qui, étonnamment, demande aux journalistes étrangers de bien vouloir s’intéresser uniquement au football.  

Alors que dire et retenir du non-boycott de 1978 ?

S’il est très facile de céder à l’anachronisme et au jugement de ce qu’il s’est passé, ou pas passé justement, à la veille de la Coupe du monde 1978, les apparences sont toutefois trompeuses, car le passé nous est loin, difficile à saisir. C’est un « pays éloigné », nous rappelle Racine. Jugerions-nous l’action d’un pays sans connaître son contexte culturel, historique et politique ? Sûrement pas. Nous nous gardons bien de déboucher le flacon de l’ivresse universaliste pour ne pas tomber dans l’écueil d’une supériorité morale. Tâchons de faire de même pour l’Histoire en la comprenant, ce qui ne revient pas à justifier, avant de la juger hâtivement.

Car comme le résumera le journaliste Alain Bédouet à l’époque, il y avait « deux thèses en présence, y aller ou pas, mais une même préoccupation : ne pas oublier pour autant ce qui se passe en Argentine ».

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