50 nuances de footix

« Footix » : terme apparu à l’occasion de la Coupe du monde de 1998, où beaucoup de Français se sont subitement trouvé un intérêt insoupçonné pour un sport jusqu’alors largement méprisé dans le pays. C’est depuis le lot de toute compétition internationale. Si l’on prend le bon côté de la chose, cela permet de partager des moments foot avec d’autres personnes, d’expliquer quelques traits saillants de ce sport (car il est toujours plaisant de partager sa passion) et, lorsque tout se passe bien comme en 2018, d’aller célébrer tous ensemble dans les rues. La vraie liesse populaire ne se fait pas sans les footix, auxquels il ne faut finalement pas jeter la pierre. « Footix » est en revanche une véritable insulte en interne. L’anathème fait plus mal, valant une excommunication de la communauté. 

Les générations de footix « supporters à distance » 

La mascotte « footix » de la Coupe monde 98 (© passed.fr)

Bandwagoner est un terme utilisé dans le jargon sportif américain pour jeter l’opprobre sur quelqu’un supportant l’équipe victorieuse du moment ; il se décline par ailleurs en science politique pour décrire la volatilité électorale. Suivre la tendance, être dans le vent. « Être dans le vent, voilà l’ambition d’une feuille morte » écrivait un peu violemment le philosophe Gustave Thibon. Sainté dans les années 70, l’OM dans les années 90, l’OL au début du millénaire, le PSG aujourd’hui… Chaque décennie, l’équipe du moment a rameuté des supporters de tous les côtés de l’Hexagone (et au-delà pour le PSG, démesure des moyens oblige), dépassant le simple cadre local et régional. 

La dernière génération OL de « supporters à distance » (Ludovic Lestrelin) concerne une bonne partie des jeunes nés au début des années 90, alors que le club est champion de France entre 2002 et 2008. Une génération pré-streaming de masse qui a dû se contenter des matchs (surtout des premières mi-temps) de Ligue de champions des Juninho, Essien, Sonny Anderson… À Paris, il n’y a qu’à observer la tranche d’âge des supporters présents dans les bars les soirs de match de Ligue des champions de l’OL. 

Si vous répétez cela toutes les semaines, la messe hebdomadaire fera croître et consolidera votre foi en ce club X au point où vous en deviendrez sûrement un passionné qui pleurera de joie pour les grandes victoires et de dépit pour les défaites. La question n’est pas de remettre en cause le degré de supportérisme, parfois plus assidu qu’un local, mais de s’interroger sur les fondements du lien avec le club. C’est là que le bât blesse. Il y aura toujours un plafond de verre car ils sont supporters lyonnais moins par le club que l’OL a représenté et représente, que par son equipazo des années 2000. 

Aujourd’hui une autre nuance de footix semble se dessiner avec les « supporters » du Real, Barça et du PSG. 

Les footix « followers FIFA »

Un combo Dortmund et Leicester (ou plutôt Mahrez) dans les tribunes du Vélodrome (© France Football)

Janvier 2017. Accueil de Payet à Marignane par des une horde de Marseillais, dont très peu sont en bleu et blanc. Au menu, Juve, Manchester United, Real… Voici le talon d’Achille de la tifoseria marseillaise. Un pied de nez qui a le don d’irriter la génération précédente, qui peine encore à composer avec les nouveaux codes de supporters âgés de la vingtaine. Ceux-ci adoptent en effet pleinement ce que les marques appellent le training wear, faisant de l’écusson d’un club un simple objet de tendance. La figure du « supporter-client qui consomme docilement le spectacle et ses produits dérivés » (Nicolas Hourcarde) est vouée aux gémonies par les leaders en tribunes. Toujours en bleu et blanc, à Strasbourg, les Ultras Boys rappellent à l’ordre les utilisateurs frénétiques de téléphone, qui se sentent plus concernés par le fait de montrer qu’ils sont « présents » à une ambiance, qu’à y contribuer véritablement. Loin d’être les seuls touchés par ce phénomène enlaidissant le rendu en tribunes, les groupes tentent de faire le ménage ; il en va de leur crédibilité réputationnelle. Comment avoir une belle gestuelle avec 1 personne sur 3 prenant une story ?

« Jamais je ne serais venu avec un survêt de la Juventus ou du Milan AC dans le stade Vélodrome, jamais de la vie. [..] Dans le jargon, on appelle ça des Footix. Ce sont des gens, ils viennent au stade mais ils n’ont pas compris pourquoi ils sont là. On n’a pas besoin de gens comme ça ». Christian Cataldo, responsable des Dodgers de l’Olympique de Marseille

Les réseaux sociaux sont sur le banc des accusés, leurs utilisateurs mis au ban de la communauté. Twitter qui permet de suivre quotidiennement (quasiment) n’importe quel club en tapant « @[nom du club]Fr ». Mais le jeu planétaire FIFA a également un rôle inopiné dans l’avènement d’une telle génération. Au-delà des moments de détente et de vannes, il a involontairement contribué à créer un nouveau rapport au football. D’une part, côté terrain, l’obsession des statistiques et de la note des joueurs accentue la fascination pour les postes offensifs, alimentant l’individualisme forcené des joueurs modernes (Mbappé, Håland). D’autre part, côté tribunes, les nouvelles générations de supporters s’identifient aux modes carrières qu’elles mènent avec des clubs choisis d’un coup de joystick. Manchester United (moins aujourd’hui, car qui a envie de manier Lingard ?), Barça, Real, Juve… Possible de « jouer » avec toutes ces équipes en une après-midi.  L’interchangeabilité est la clé de voûte du jeu. La conséquence ? Parfois le soutien d’une « seconde équipe », « exercice créatif permettant d’essayer une identité footballistique à la fois nouvelle et sans doute moins dysfonctionnelle », selon les Cahiers du football. En réalité, cela révèle une vision du football davantage comme un bien de consommation qu’une identité collective.

Un « Barcelonix » (© Les Cahiers du football)

Arrêt Bosman, grands propriétaires, voire États souverains pour certains… Il est somme toute très difficile d’être un « non sujet » de cette globalisation et mondialisation du football. De nombreux supporters se projettent vers des « clubs d’élection » (Ludovic Lestrelin), un mode de supportérisme développant des formes d’attachement reposant sur les identifications sportives transterritoriales. La « footixerie » embrasse la fluidité que suggère le libéralisme économique, à qui sied parfaitement l’attitude de respect de la liberté d’autrui. Tout devient consommable tout de suite, sans restriction. Car après tout, « je fais ce que je veux ».  

Mais une façon de vivre le football peut encore échapper à un effet de ciseaux entre ce mouvement et la distance continue observée par rapport aux clubs locaux plus modestes.

Réassumer le localisme d’un club de football : Allez supporter votre club local. N’ayez pas honte. 

« Il n’y a plus beaucoup de liberté dans le monde, c’est entendu, mais il y a encore de l’espace » écrivait Bernanos. Le slogan contemporain « acheter local » s’applique de plus en plus à nos habitudes alimentaires. Consommer ainsi est moins une forme de protectionnisme qu’un acte civique de résistance à ce qui nous éloigne de notre environnement proche. Le football n’échappe pas à la règle. Dans une vidéo de la Fondation Athletic Bilbao, on voit successivement un enfant recevant un maillot rojiblanco floqué Platini, San Mames célébrant un but de Koeman, des supporters basques accueillant le nouveau león Stoichkov. Magnifique, tentant n’est-ce pas ?  « ¿Por Qué No? » demande ensuite la voix off. La réponse est limpide. « Por amor mio ». Parce que l’enracinement est un « besoin vital de l’âme humaine » (Simone Weil). 

L’attachement à un club de football oscille entre raisons électives, comme la construction sociale individuelle, et non-élective, comme l’origine géographique. Chacun place ensuite le curseur. Quant à eux, des supporters s’éloignent d’une modernité consumériste, pour lui préférer inconsciemment une forme de romantisme. Cela peut créer une dissonance cognitive chez certains qui peuvent prôner une manière de vivre le football, qui, transposée à la politique, serait qualifiée de réactionnaire ou xénophobe. Tout amateur de football aime le spectacle, mais celui qui « vit foot » y privilégie le sentiment de fierté, eu égard aux rétributions identitaires qu’elle peut susciter. 

Au Royaume-Uni, il n’y a qu’à voir le nombre de personnes assistant aux matchs de troisième division. Avec 25 000 clubs pour un territoire de 245 000 km², contre 15 000 pour 550 000 km² en France, la granularité territoriale n’est pas pour rien dans le soutien à des clubs liés à un quartier comme celui de la Boca à Buenos Aires, à une ville, comme Marseille, ou une région avec l’identité francilienne du Paris « Saint-Germain » (partie du nom que les propriétaires tentent d’invisibiliser sur les produits dérivés et maillots du club). Être supporter du PSG, c’est revendiquer un sentiment d’appartenance à sa ville intramuros et à la région qui l’entoure. Quelques jours après l’effondrement de la flèche de Notre-Dame, le PSG se déplace à la Beaujoire où le Collectif Ultras Paris déploie une banderole « le PSG notre club, Paris Notre Dame ». Le même CUP organise chaque année un hommage aux victimes du Bataclan, car chaque Parisien se sent plus touché. Chez les rivaux sudistes, la cité phocéenne ne peut se penser sans le Vélodrome et l’OM n’existe pas sans son contexte local. Résider en Ile-de-France, Picardie ou ailleurs, n’empêche pas de vivre les matchs de l’OM intensément, mais prive le supporter du qualificatif de « minot ».

Peu importe les idées et les opinions qui peuvent lui être collées

Être tifoso (« typhus ») c’est attraper le virus d’un club, souvent qu’on ne choisit pas (© BFM)

Le politologue Olivier Roy évoque une « déculturation du religieux » pour expliquer la déviance de certains jeunes musulmans ou néo-convertis qui se socialisent à la religion sans marqueurs familiaux et dans un contexte culturel global de sortie du religieux. Même si cela semble un peu fort de café, peut-on parler de « déculturation du football » avec l’avènement des footix ? Avant la rencontre entre le PSG et Naples en Ligue des champions, le virage Auteuil brandit un tifo « Parisiens de père en fils » faisant figurer un père portant son jeune fils sur les épaules, vêtu d’un maillot rouge et bleu (« Hechter » bien évidemment). Cette animation fait la part belle à une transmission de la passion pour le club entre hommes de différentes générations d’une même famille, excluant de fait les femmes et pouvant être qualifié de sexiste. Le football est encore ancré dans une culture masculiniste et viriliste. Seulement à destination des garçons hier et aujourd’hui, peut-être plus paritaire demain, cette transmission compte dans le virus football. Tifosi ne vient-il pas de « typhus » ? « Mais que font les pères ?! » a tendance à lâcher, comme un cri du cœur, le très clivant Riolo lorsqu’un auditeur de l’After âgé de la vingtaine se revendique « supporteur » du Real, du Barça ou de Liverpool avec des raisons boiteuses.  

La haine inavouée, fruit d’un narcissisme des petites différences  

« Le Footix originel, celui qui était bien brave, pas franchement conscient de l’étiquette dont il était flanqué, et qui n’avait rien demandé à personne, a surtout cristallisé la tendance déprimante de nombreux supporters à se définir par le rejet ». Dans une certaine mesure, les Cahiers du football ont sûrement raison. Vieux comme le monde mais rien de meilleur pour unifier que la désignation d’un ennemi commun. Cela peut paraître déplacé de l’affirmer, mais tout supporter de football ne pourra nier que la haine n’est pas structurante du supportérisme ; la violence dans le monde ultra est « marginale et centrale », selon Nicolas Hourcade. Que serait un Marseillais sans la haine du PSG ? Un Madrilène sans le Barça ? Un bostero de Boca sans River ? Quand on suit le football de près, ne pas le reconnaître s’apparente à de l’ignorance ou à un déni de réalité. « Mal nommer un objet c’est ajouter au malheur de ce monde » nous rappelle Camus, alors ne pas les nommer… Discuter cette détestation est un autre sujet mais mettons-nous d’abord d’accord sur son existence. 

Après tout, n’est-on pas toujours le footix de quelqu’un ? Celui qui nous ressemble le plus est souvent celui auquel on s’oppose le plus. Le narcissisme des petites différences est têtu et a encore de longs jours devant lui. L’anathème « footix » aussi. 

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