Guerre civile et sélection basque : partir pour ne pas se trahir

Face au marasme de la guerre, l’axiome veut que le football range ses habits de lumière et voie filer ses acteurs, passant d’un terrain à un autre, seulement séparés d’un rideau taché, de terre d’un côté, de sang de l’autre. À l’heure de célébrer la résistance républicaine face aux troupes nationalistes, le Beautiful Game n’occupe qu’une place minime dans l’historiographie et la mémoire collective espagnole. Pourtant, une poignée d’hommes basques s’est lancé en 1937 dans une tournée européenne aux allures de périple en quête de liberté et de reconnaissance. Récit d’un voyage perturbé par les remous de la guerre civile qui portera l’écho du républicanisme au-delà des océans, vers le Nouveau Monde, devenu terre d’accueil des transfuges du Caudillo.


Un nuage de peur qui s’installe et des volutes de fumée sentant la poudre. Le 18 juillet 1936 sonne le coup d’envoi de trois ans d’horreur pour le peuple espagnol. L’insurrection nationaliste parasite le gouvernement républicain et paralyse le championnat national de football. Cadenassé à l’échelle du pays, le football ibérique se réfugie dans ses sphères régionales. Les communautés autonomes s’activent et organisent des tournois locaux, à l’instar de l’éphémère Ligue méditerranéenne. Menacée par le contexte martial fragilisant les déplacements inter-régionaux, une seule édition voit le jour, avant le désistement fatal des clubs catalans, débordés par l’avancée des troupes franquistes.

Un départ pour la paix

Si les hiérarques nationalistes conçoivent de toutes pièces une sélection espagnole à l’occasion de rencontres amicales politisées, José Antonio Aguirre répond à Franco en avril 1937. Figure majeure du Parti nationaliste basque (PNV), le premier président du gouvernement Euzkadi (fondé en 1936) organise la résistance en deux temps. De la nécessité de l’exil face aux exactions franquistes, plus de 30 000 enfants ont été évacués vers la France, la Belgique, le Royaume-Uni, ou encore l’Union soviétique. Après la défense des siens, quoi de mieux que le football comme étendard pour la quête de liberté ? Faire le dos rond avant de contre-attaquer, l’analogie prend tout son sens.

Pour ce faire, Aguirre assemble une sélection basque de 19 joueurs en vue d’une tournée européenne. Les enjeux sont pluriels. D’abord, promouvoir le républicanisme hors des frontières et sensibiliser les pays hôtes quant aux cruautés perpétuées sur le sol péninsulaire. D’autre part, la tournée doit servir à alimenter économiquement les derniers bastions basques résistants (Bilbao en tête) sevrés de fonds.

Mi-avril, la sélection de José Antonio Aguirre quitte les terres fertiles du Pays basque pour la France, première escale d’un périple aux allures de jubilé sans retour. Devant l’ampleur de la tâche, le héraut basque nomme Pedro Vallana entraîneur du nouvel écrin de la résistance Euzkadi. L’homme est un Basque pur souche, ancien défenseur droit de l’Arenas de Getxo avec qui il gagne en 1919 la Coupe d’Espagne. Dissert et compréhensif, Vallana troque ses habits sombres d’arbitre de Première division espagnole (poste qu’il cumule en 1929 avec celui de joueur) pour le vert sinople de la sélection.

L’équipe qui disputa le premier match amical contre le Racing de Paris (© Enrique Terrachet, La Gran Enciclopedia Vasca, 1976)

Le béret vissé sur la tête, le portrait craché de Fausto Coppi – prince du macadam et de la petite reine – mène la sélection vers le Parc des Princes, théâtre de la première rencontre de la tournée. Le 26 avril, la sélection s’impose 3-0 devant le Racing de Paris. Une victoire sur et en dehors des terrains, les joueurs caressant une popularité inédite au sein d’une France bercée par le Front populaire de Léon Blum, attentif au climat anxiogène régnant outre Pyrénées.

Empêtrés dans le jeu des alliances, les pontes du socialiste français se heurtent aux desiderata britanniques, alliés partisans du non-interventionnisme en Espagne. Accueillie en grande pompe, la sélection basque écume les sièges d’organes de presse, rend hommage à la tombe du Soldat inconnu – sur laquelle des rubans aux couleurs du drapeau basque et républicain ont été déposés – et prend la parole sur Radio Paris. Luis, l’aîné des frères Regueiro, transfuge du Real Madrid, y déclare qu’au Pays basque, « toutes les idées politiques et croyances religieuses sont respectées. Les églises sont ouvertes à tous et servent de réceptacle à la paix des fidèles. Nous sommes nous-mêmes profondément catholiques » (le terme catholique renvoie ici à une fonction d’ambassadeur de la paix).

Marée rouge et terre brûlée

La tournée sur le territoire français se poursuit et le succès populaire accompagne la réussite sportive. Toutefois, l’éloignement n’épargne pas les joueurs qui assistent impuissants au récit du bombardement de la commune basque de Guernica, point névralgique de la terreur anti-républicaine. Blessés mais résolus à poursuivre leur ouvrage, les joueurs quittent la France pour la Tchécoslovaquie et la Pologne, avant de rejoindre l’Union soviétique à la mi-juin 1937. L’accueil est triomphal. Une foule déjà conquise par les idéaux prônés par la sélection porte aux nues ces Basques imbriqués malgré eux dans l’appareil de propagande d’État au service des autorités communistes locales.

La tournée sportive est un succès (sept victoires en neuf matchs), avec pour acmé les rencontres face aux géants du football soviétique (Dynamo Moscou, Lokomotiv Moscou, Dynamo Kiev, entre autres) dans des enceintes bondées. La présence de près de 90 000 spectateurs à certains matches témoigne de l’intérêt généré par cette curiosité footballistique symbole de résilience. Quelques jours après leur arrivée en URSS, les hommes de Pedro Vallana rendent visite aux « enfants de l’Union soviétique ». Au nombre de 3 000, ces êtres garants de la descendance basque furent contraints à l’exil par José Antonio Aguirre au début du conflit, soucieux du nouveau paradigme social menaçant l’Espagne. À mesure que les exhibitions à ciel ouvert et les bains de foule euphorisants s’enchaînent, l’escale soviétique étend l’horizon et l’écho d’une cause frappant à des portes de plus en plus lointaines.

Résumé de la tournée de la sélection basque en Union soviétique, images capturées par la télévision locale (© Sportfilm.ru/Youtube.com)

L’étreinte était trop forte : la « Ceinture de fer » cède et Bilbao chute le 19 juin 1937. En Union soviétique, les effluves de chaleur humaine nappant les corps et les esprits laissent place aux mélopées funestes. La sélection suit, hagarde et bouleversée, les derniers soupirs de la résistance au pays. Une onde de choc propagée dans toute l’Europe, dont une majorité d’États tourne le dos au républicanisme et encourage la défiance envers les footballeurs basques. Convaincus de l’hostilité croissante sur le Vieux Continent, les joueurs conviennent de rester jusqu’à la mi-août en Union soviétique.

Inquiets devant la tournure des événements sur la Péninsule, les apôtres du républicanisme répondent à l’appel du Mexique, le cœur lourd mais l’esprit hanté par l’issue mortelle certaine d’un retour au milieu des charniers espagnols. Partir ou fuir, qu’importe s’il s’agit de ne pas se trahir. Les vestiges de la démocratie basque voient se diffuser la dénonciation, serpentant le lacis des ruelles et faubourgs. La presse locale cultive son ambivalence entre diatribes pour la lutte républicaine et publications de lettres de dénonciation. Un comportement, témoignage de l’inquiétude et de l’exaspération du peuple, motivé par la précarité croissante, ces lettres illustrant la nuée d’écueils survenus au quotidien.

De l’exil précipité à l’intégration spontanée

Après une courte escale en Scandinavie et un retour en France, la sélection met le cap vers le Nouveau Monde. Seuls deux joueurs restent à quai (le défenseur Roberto Echevarría et l’attaquant Guillermo Gorostiza), freinés par la perspective d’un voyage sans retour. Nouvel hôte de la sélection, le Mexique accueille gorgé d’excitation les chantres de la liberté. Les franges populaires accompagnent survoltées les pérégrinations des joueurs, invaincus après dix matchs disputés sur les terres aztèques. Les bruits courent aussi vite que le cuir, et les offres de rencontres pleuvent. Les meilleurs clubs argentins (Boca Juniors, River Plate, San Lorenzo, Racing de Avellanada et Independiente) se positionnent et les Basques, sentant l’opportunité idoine d’étendre la diffusion de la cause et de lever davantage de fonds, acceptent les invitations.

Mais une fois arrivés en Argentine, les honneurs reçus au Mexique paraissent bien lointains. L’atmosphère est glaciale et l’accueil minimaliste, voire intimiste. En cause, les pressions exercées par l’Espagne franquiste, auréolée d’un statut officiel de la FIFA, et résolue à avilir l’image de l’équipe basque. La sélection Euskadi est même menacée d’exclusion par la Fédération internationale en cas de poursuite de la tournée. Des frictions naissent au sein du groupe et près d’un an après son départ d’Espagne, Pedro Vallana décide d’abandonner son poste d’entraîneur. Le désistement de l’ancien arbitre ne se déroule pas sans accrocs, l’intéressé touchant un salaire durant les deux derniers mois tandis que les joueurs vivent sans revenu fixe depuis le début de la tournée. Désormais honni de la sélection, Vallana s’exile en 1938 à Montevideo, en Uruguay, contrée familière pour celui qui y a joué en 1922 quelques rencontres amicales avec une autre sélection basque. Revêtant une nouvelle fois ses habits d’officiel en première division uruguayenne avant de se convertir en tant que consultant à la télévision, Pedro Vallana, entouré des siens, décède en 1980 à Montevideo.

Pedro Vallana, entraîneur de la sélection basque, vêtu de ses deux attributs favoris, le couvre-chef traditionnel et l’uniforme d’arbitre (© Enrique Terrachet, La Gran Enciclopedia Vasca, 1976)

Les joueurs sont contraints de fuir une Argentine dont les leaders culturels comme José Luis Borges et Alfonsina Storni ont dit « non » au coup d’État de Franco. Ce qui reste de la sélection repart vers le Mexique. Les Basques quittent un pays où l’espace médiatique se déchire entre soutien au républicanisme et condamnation du communisme au profit d’une exaltation du sentiment nationaliste.

Attendus au Mexique, les joueurs effectuent une halte en chemin, histoire de disputer quelques rencontres au Chili et sur les terrains de baseball de Cuba. L’entrain des supporters mexicains ne faiblit pas malgré le retour désavoué des héros vêtus de vert. Mis sur orbite par Ángel Urraza, homme d’affaires basque exilé au Mexique depuis des années, l’embryonnaire Club Deportivo Euzkadi est autorisé par la fédération mexicaine à participer à la Ligue Majeure de 1938/1939. Nouvelle appellation de la sélection basque, le CD Euzkadi fait figure de favori au milieu d’une Ligue encore amateure. L’écurie basque échoue dans la quête du titre lors de la dernière journée après une défaite face au Club de Fútbol Asturias, une autre formation bâtie par des espagnols. Une saison et puis c’est tout.

Après le succès populaire et une place de vice-champion, les priorités économiques prennent le pas sur la réalité d’un football mexicain exaltant mais source de précarité. Malgré la fin de la guerre, la « posguerra » (terme désignant l’après-guerre espagnole) sème ses propres incertitudes. L’assise du régime de Franco écarte toutes velléités de retour. Adoptés et chéris par le Nouveau Monde, la perspective de mener une seconde vie loin du joug de Franco séduit les immigrés basques. Les frères Luis et Pedro Regueiro quittent les rectangles verts pour une nouvelle vie au Mexique. D’autres restent mais persistent dans les rangs du CF Asturias et du Real Club España, deux structures fondées par des immigrés espagnols. Enfin, huit joueurs signent en Argentine (Isidro Lángara, Ángel Zubieta, José Iraragorri et Emilio Alonso à San Lorenzo ; Gregorio Blasco, Leonardo Cilaurren, Serafín Aedo et Pedro Areso à River Plate).

Ainsi s’achève la formidable épopée d’un groupe uni autour d’un ballon, totem d’une tournée menée pour la survie et la liberté. L’histoire d’une sélection, symbole et réceptacle du républicanisme face au Caudillo, abandonnant famille et amis sur une terre brûlée. Un périple, guidé par l’amour des peuples, ancré dans la mémoire de ceux qui ont vu, lu, entendu les exploits d’une équipe « verde » venue fleurir les consciences collectives et le football local.

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Amaury Erdo-Guti

Grand frère de la famille FootPol. Tendresse et passion rythment ma plume de Paris à la Pampa