Sportif professionnel en Russie, un métier pro-Kremlin

Chez les sportifs russes, habituels boucliers du pouvoir et fervents supporters de Vladimir Poutine, les récentes prises de parole étonnent. L’ancien capitaine de la Sbornaïa Igor Denissov a apporté son soutien à l’opposant Alexeï Navalny et à sa famille. D’autres sportifs ont appelé à prendre part aux manifestations massives du samedi 23 janvier. Mais cette prise de parole est très rare et la règle chez les sportifs russes reste de soutenir le pouvoir, explicitement ou implicitement, voire de s’engager.


Dimanche 17 janvier 2020, le principal opposant au Kremlin, Alexeï Navalny, fait son retour sur le sol russe. Arrêté dès son arrivée à la douane de l’aéroport de Cheremetievo, il est conduit dans un commissariat de la banlieue de Moscou et envoyé en centre de détention préventive dès le lendemain. Son procès, pour ne pas avoir respecté un contrôle judiciaire auquel il était soumis depuis qu’il avait écopé de trois ans et demi de prison avec sursis, aura lieu le 2 février prochain. Il n’avait pas pointé au commissariat pour la bonne raison qu’il se remettait d’un empoisonnement au Novitchok à Berlin, empoisonnement dont il a démontré qu’il avait été organisé et réalisé par le FSB sur commande du président Vladimir Poutine.

En plus d’avoir obtenu des aveux d’un agent du FSB pendant sa convalescence berlinoise, Navalny y a coordonné une enquête dévoilant l’existence d’un immense palais ultra-luxueux appartenant au président de la Fédération de Russie, bien qu’enregistré au nom de plusieurs de ses proches. Intitulée « Un palais pour Poutine », la vidéo qui détaille le luxe et le mauvais gout de ce lieu immense, ainsi que les montages financiers qui ont permis de le financer. Elle comptabilise près de 100 millions de vues une semaine après sa sortie. Samedi 23 janvier, des manifestations ont eu lieu dans tout le pays à l’initiative des équipes de Navalny pour protester contre le vol de l’argent public russe aux fins personnelles du chef de l’État. 40 000 personnes ont défilé à Moscou, plusieurs centaines de milliers dans toute la Russie. Plus de 3 000 ont été arrêtées dans 123 villes différentes.

Igor Denissov, capitaine courage

La semaine dernière, la chaine Youtube de Navalny a donc fleuri d’appels à manifester de la part de personnalités connues de la société russe. Parmi les 36 célébrités figurant dans les petits clips diffusés sur la chaîne « L’équipe de Navalny », seulement un sportif professionnel : le footballeur Igor Denissov, ancien capitaine du Zénith, du Dynamo, du Lokomotiv et de l’équipe nationale de Russie. Connu pour son caractère trempé, le joueur était souvent mis de côté à cause de mésententes et de prises de becs avec ses entraineurs. Son soutien à Navalny est un symbole majeur, tant il a été populaire dans le pays, mais c’est un cas isolé chez les footballeurs russes. Lui, en l’occurrence, est déjà retraité. Un joueur en activité pourrait s’exposer à un bannissement de la sélection nationale, voire du championnat. Denissov risque simplement de disparaitre des plateaux télévisés, ainsi que des cercles proches de la Fédération et de la Ligue.

Igor Denissov a manifesté son soutien à Alexeï Navalny

Quand d’autres célébrités font fi des risques pour la suite de leur carrière en appelant clairement à manifester, Denissov s’est contenté de dire son « respect et soutien à Navalny et sa famille ». Il a également rappelé que « Navalny doit être en liberté ». Diplomate (voire timide pour certains observateurs), cet appel n’en a pas moins frappé l’opinion publique russe par sa rareté. En effet, le sport est un secteur où le soutien au parti en place est particulièrement important. Publiée sur TikTok et reprise par quelques médias russes spécialisés dans le sport, la vidéo de Denissov a touché un public habitué à suivre la doxa du Kremlin de manière zélée, et à y être encouragé par ses idoles. Le seul précédent connu d’opposition – relative – à Poutine dans le football est l’ancien joueur et entraineur Valeriy Gazzaïev, député à la Douma (l’Assemblée Nationale de la Russie) depuis 2016 sous les couleurs du parti « Russie Juste ».

Dans le monde du football russe, les hommages spontanés au chef de l’État sont légion. Le nouveau joueur de la Fiorentina Alexandr Kokorine est un habitué des vêtements à l’effigie de son président autocrate. D’autres joueurs internationaux ont ostensiblement soutenu Poutine : les frères Kombarov, Denis Glouchakov ou Mario Fernandes. Des footballeurs moins connus du championnat ont exprimé leur soutien ou leur intention de voter pour Poutine lors des élections. Des stars étrangères du championnat, comme Seydou Doumbia lors de son passage au CSKA, ont déclaré leur respect et leur admiration pour le président.

Dans le sport russe dans son ensemble, Vladimir Poutine est très populaire

Les autres sports ne diffèrent pas du football sur ce point. Le très populaire hockeyeur Artemi Panarine, cadre de l’équipe nationale, fait office de figure de la très courte file des sportifs opposants. Encore en activité, sous contrat avec New York et donc résident aux États-Unis, il a pris la parole pour soutenir Navalny et clairement appelé à sortir manifester samedi dernier. Ces appels en ligne avaient pourtant été interdits par le Kremlin. Le sien a été relayé par un autre hockeyeur russe de la ligue américaine : le défenseur de Chicago Nikita Zadorov.

Panarine est coutumier du fait, il avait longuement expliqué les raisons de son opposition au pouvoir en 2019, dénonçant l’accaparement des richesses par les élites et le sous-développement de la province par rapport à Moscou et Saint-Petersbourg. En ce sens, les manifestations massives dans des villes de province sans particulière tradition militante samedi dernier constituent une évolution remarquée des mouvements sociaux en Russie. De nombreux retraités doivent y travailler ou mendier pour subvenir à leurs besoins, ce pour quoi Panarine a également blâmé le gouvernement fédéral. 

Le hockeyeur Artemi Panarine, opposant affiché au Kremlin

En dehors des exemples de Denissov et Panarine, la majorité des sportifs zen activité ou retraités sont favorables au système en place en Russie, et même parfois membres et/ou élus du parti au pouvoir, « Russie Unie ». Les exemples les plus connus sont l’ancien tennisman Marat Safine et la recordwomen mondiale du saut à la perche Elena Isinbaïeva. Les deux se sont retirés de leurs postes politiques (député pour Safine, ambassadeur du le ministère des sports pour Isinbaïeva) en 2018 pour des raisons personnelles. Cette dernière, en se retirant, a annoncé son intention et appelé à voter pour Poutine aux élections présidentielles de 2018.

Parmi les professions les plus zélées, les biathlètes figurent en bonne position, dont les champions olympiques Anton Chipouline, Vladimir Dratchev et Sergueï Tchepikhov. Outre ses biathlètes, la Douma compte dans ses rangs les anciens sportifs Nikolaï Valouïev (boxe), Irina Rodnina (patinage artistique), Vladislav Tretiak et Viatcheslav Fetissov (hockey sur glace), tous membres de la majorité. Le ministre des sports n’est autre que le champion olympique et sextuple champion du monde d’escrime Pavel Kolobkov, également membre du parti. L’ancienne gymnaste Alina Kabaïeva, dont Alexeï Navalny a démontré qu’elle était impliquée dans les montages financiers de Vladimir Poutine en tant que probable maitresse du président, a été successivement membre du Conseil suprême de « Russie Unie », de la Chambre publique de la Fédération et de la Douma, où elle dirige toujours la commission pour la jeunesse.

L’ancien boxeur poids lourds, aujourd’hui député à la Douma, Nikolaï Valouïev

Les stars du cinéma et de la musique sont beaucoup plus engagées que les sportifs. La musique russe a une tradition subversive. Ou peut-être que l’opposition russe a une tradition musicale. Toujours est-il que les chanteurs, de tous styles et toutes générations, sont très bien représentés dans la cohorte de supporters de Navalny. Pourquoi un tel décalage avec le monde du sport ?

Les raisons de cette réticence

Tout d’abord, la bonne entente des sportifs et du pouvoir n’est pas une particularité russe. Les prises de position de footballeurs français et anglais sont très récentes. La politisation du sport américain l’est presque autant. L’organisation de grandes compétitions dans des pays faisant peu de cas des droits de l’homme, de l’Argentine de Videla au Qatar, en passant par la Russie, ont toujours suscité une large approbation (ou au mieux une omerta), la prise de parole étant une exception.

Le maillot du Lokomotiv Moscou ((T. Schmuelgen/Reuters)

En Russie, la docilité des sportifs de haut niveau, y compris des footballeurs, peut s’expliquer par le monopole des structures de l’Etat sur la formation des sportifs. Disposant de très peu de terrains en libre accès, les jeunes font du sport dans un club ou n’en font pas du tout, contrairement aux pays d’Europe et d’Amérique du Sud où la rue est à la fois une alternative et un complément à la formation fédérale. Le constat est aussi valable pour les patinoires, les piscines, les pistes d’athlétisme, les vélodromes et les dojos. Le climat, l’urbanisme soviétique et le manque d’investissement de l’Etat dans la démocratisation du sport sont trois explications complémentaires.

Le résultat en est un monopole des fédérations sur le façonnage des talents et des mentalités des sportifs. Les dirigeants de fédérations ont très peu d’indépendance par rapport au pouvoir politique. Les nombreux CSKA, Lokomotiv et Dinamo dans le pays sont affiliés à des ministères ou à des entreprises d’Etat. Chez les CSKA, de nombreuses sections sont encore directement liées à l’armée et au ministère de la défense. Les Lokomotiv sont liés à la RGD (équivalent russe de la SNCF, mais pas encore privatisé), c’est d’ailleurs le sponsor central sur le maillot du Lokomotiv Moscou cette saison encore. Enfin, la cooptation étant la règle dans le sport aussi, la verticale du pouvoir engendre la soumission des joueurs, des entraineurs, et des dirigeants. Le zèle des groupes de supporters, souvent nationalistes et pro-Poutine, n’aide pas non plus à la remise en cause de la pensée dominante. En attendant, Igor Denissov attend toujours l’adhésion de ses pairs…

0 Partages