Au Shakhtar, l’amour des joueurs brésiliens sous fond de guerre du Donbass

Le 21 octobre dernier, lors du premier match de l’édition 2020-21 de la Ligue des Champions, le Shakhtar Donetsk bat le Real Madrid, bien aidé par l’ouverture du score de sa dernière pépite brésilienne Tetê. S’il est presque acquis de tous que le Shakhtar s’appuie depuis quelques années sur un recrutement important de joueurs brésiliens, les raisons de l’amour des joueurs auriverdes à Donetsk sont pourtant mal connues.


Tout débute en mai 2004, lorsque le manager roumain Mircea Lucescu débarque sur le banc des « Mineurs » depuis le Besikstas. Si son expérience Stambouliote s’est mal finie, le poussant à accuser de corruption la Fédération turque et à se plaindre de s’être fait voler le championnat, il emmène dans ses bagages son affection pour les joueurs brésiliens. « Je me suis épris du Brésil lors d’un stage de six semaines avec la Roumanie en 1969. Nous avions joué treize matches, de Belem à Porto Alegre en passant par Natal, Recife et Fortaleza. J’ai même été recruté par Fluminense, qui voulait m’avoir pour trois mois pendant la trêve hivernale, mais le pouvoir politique roumain de l’époque ne m’a pas laissé y aller », racontait le coach roumain à L’Equipe en 2015.

Lucescu et Henouda : mise en place du « projet Brésil » et premiers succès

Ainsi, lorsque Lucescu doit mettre en place le nouveau projet sportif du Shakhtar, il fait appel à un ancien collaborateur du temps où il entraînait Galatasaray : l’agent français Frank Henouda. Ce dernier est à l’origine du transfert médiatisé de Cláudio Taffarel à Galatasaray en 1998 et a fait transiter de nombreux joueurs du Brésil à l’Europe grâce ses contacts sur place. Les deux hommes mettent ainsi en place leur « projet Brésil » à l’aube de la saison 2004-2005. Pas moins de cinq joueurs brésiliens sont recrutés, dont le milieu défensif Matuzalém de Brescia, pour environ 14 millions d’euros.

Le succès est immédiat pour le Shakhtar qui remporte le championnat ukrainien, son second depuis la création de la ligue en en 1992. Brandão, qui rejoindra plus tard l’Olympique de Marseille, est le deuxième meilleur buteur du championnat ex-æquo avec 12 réalisations. Les années suivantes sont pleines de réussites, avec deux doublés championnat/coupe en 2005-2006 et en 2007-2008, lors desquelles le club s’appuie sur les arrivées de jeunes joueurs brésiliens à fort potentiel comme Fernandinho, Luiz Adriano ou encore Willian. Le « projet Brésil » est à son sommet en 2009 lorsque le Shakhtar remporte la Ligue Europa contre le Werder Brême, son premier et seul titre européen à ce jour.

Surfant sur ce succès, le président du club Rinat Akhmetov inaugure la même année le nouveau stade de 55 000 places du club, la Donbass Arena. Mircea Lucescu ne compte pas en rester là et recrute pour la saison qui suit deux cracks brésiliens de 19 ans : Douglas Costa et Alex Teixeira. S’ensuit alors une période de domination constante sur le foot ukrainien avec cinq championnats et trois coupes d’Ukraine en cinq ans.

Le Shakhtar Donestk vainqueur de la Ligue Europa en 2009 ©Weeplay
Guerre du Donbass et mise en péril du système

Si les « Mineurs » continuent de truster tous les titres nationaux après leur victoire européenne, le contexte national ukrainien de 2014 va mettre en péril tout ce que Lucescu s’efforce de construire depuis dix ans. L’Ukraine est divisée entre les régions de l’Ouest pro-européennes et celles de l’Est pro-russes, qui sont délimités par le fleuve Dniepr. En février 2014, la révolution de Maïdan entraîne le renversement du gouvernement de Viktor Ianoukovytch et l’arrivée au pouvoir de dirigeants pro-européens. La région du Donbass, où se trouve la ville de Donetsk, est très majoritairement russophone et on y voit de très nombreuses manifestations anti-maïdan apparaître (Maïdan étant une place de Kiev sur laquelle ont eu lieu des manifestations).

En avril 2014, ces manifestations évoluent en insurrections armées contre le nouveau gouvernement ukrainien et deux oblasts (régions) vont se déclarer séparatistes : « La république populaire de Donetsk » et « La république populaire de Lougansk ». Les séparatistes prennent rapidement le contrôle des territoires frontaliers à la Russie, ce qui pousse le gouvernement ukrainien à faire intervenir son armée au début du mois de mai 2014.

Carte des régions pro-européennes et pro-russes d’Ukraine avant la guerre ©Libération

La guerre civile va faire des deux régions séparatistes une zone de guerre, poussant à la fuite un million d’ukrainiens et des joueurs du Shakhtar effrayés par la guerre. La nouvelle recrue Alex Teixeira et cinq de ses compatriotes (Fred, Douglas Costa, Dentinho, Ismaily et Fereyra) vont profiter d’un match amical en juillet 2014 contre l’Olympique Lyonnais pour quitter le groupe lors d’une escale à l’aéroport international de Génève. Le coach Mircea Lucescu crie au scandale : « C’est un coup de l’agent Kia Joorabchian, Il a profité de la situation pour les enlever. C’est un kidnapping. Ces joueurs sont jeunes, il a réussi à les convaincre de ne pas rentrer, leur expliquant qu’ils seraient bientôt libres et qu’ils pourraient prochainement signer dans un autre club. C’est un pur scandale. Ce sont des joueurs importants pour moi ».

Cet événèment marque le début d’une nouvelle période pour les oranges et noirs, qui vont être contraints de quitter leur ville pour Lviv, à l’extrême-Ouest du pays. Ils se trouvent alors privés du soutien de leurs supporters et jouent sans stade fixe. Beaucoup de membres du club originaires de Donetsk parlent d’une vie recommencée à zéro. Le déménagement vers une zone de paix aura quand même fini de convaincre les cinq joueurs brésiliens de revenir jouer pour le Shakhtar.

Le président du club, Rinat Akhmetov, pro-européen assumé, tente tout de même de maintenir le rayon d’action du club sur Donetsk et transforme la Donbass Arena en centre humanitaire. Considéré comme le philanthrope majeur d’Ukraine, il fait du stade le plus grand point de livraison de l’aide humanitaire de la région. Les donetskiens l’ont renommé « l’arène de la miséricorde ». À la suite de trois années de missions qui ont délivré 12 millions de colis alimentaires aux habitants de la zone de guerre, le stade est pris par les séparatistes pro-russes et cesse son activité. Si ses détracteurs l’accusent de soutenir le gouvernement car l’indépendance des régions de l’Est détruirait ses affaires, le « roi de l’Ukraine orientale » rend l’image d’un homme généreux, attaché à sa ville natale et à ses habitants.

La Donbass Arena après le bombardement des forces pro-russes

Pour Irina, supportrice du club, le destin du Shakhtar fait écho à celui de milliers d’ukrainiens : « Avec la guerre qui a éclaté, beaucoup de personnes ont dû quitter l’est du pays. J’ai par exemple un ami qui a dû venir ici, à Kiev, avec toute sa famille. Ils ont tout laissé : leurs biens, leur travail, leur vie. Certains n’ont pas pu être hébergés par des amis ou dans des refuges et se sont retrouvé sans rien, à la rue. C’est une tragédie. On peut être pro ou anti-russe, ce n’est pas l’essentiel. Au bout du compte, des gens meurent à cause de la guerre. Le Shakhtar est un club riche qui n’a pas eu de problèmes graves, mais il est symbolique de la situation », racontait t-elle à Europe 1 en 2018.

Que reste t-il du projet en 2020 ?

La guerre du Donbass a chamboulé le système économique du club. Le président du Shakhtar Akhmetov a perdu une grande partie de ses usines et mines suite au conflit, ce qui pousse le club à acheter moins de joueurs et à faire plus confiance à sa formation. De jeunes joueurs ukrainiens formés au club commencent ainsi à sortir du lot comme Victor Kovalenko ou plus récemment Mykhaïlo Mudryk. Et même si Mircea Lucescu, coach emblématique du Shakhtar, a quitté le club en 2016, l’attrait pour les joueurs brésiliens n’a pas cessé avec notamment les arrivées de Dodô, Tetê et Marcos Antônio qui renouvellent la colonie brésilienne.

En Premier-Liha ukrainienne, le club continue de dominer outrageusement en ayant remporté successivement les quatre derniers championnats, signe que le projet reste solide malgré les épreuves qu’il a subi. À l’échelle européenne, le Shakhtar se qualifie systématiquement pour la phase de groupes en Ligue des Champions depuis 2017-2018, ce qui lui assure plus de retombées économiques, et lui permet même de réaliser quelques coups d’éclats. Troisième d’un groupe B très relevé avec l’Inter, le Real et Mönchengladbach, le club a été repêché en Europa League et peut se satisfaire de sa phase de poule.

Le Brésilien Tetê célère son but contre le Real Madrid ©Goal.com

Désormais, les oranges et noirs jouent tous leurs matchs au NSK Olimpisky de Kiev et de nombreux supporters craignent que le club change de nom en conséquence. Akhmetov ne l’entend pas de cette oreille et a pour but ultime le retour du Shakhtar à Donetsk le plus tôt possible. Si une détente du conflit avait été remarquée en décembre 2019 avec la relance du processus de paix, la poursuite des combats a remis le froid sur les espoirs d’un retour à la normale. D’ici là, le Shakthar reste le seul club exilé d’Europe.

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