Irlande, Libye : du foot, du bœuf et des armes (2/2)

C’est une histoire hors du commun comme seul le football peut nous en offrir. Celle d’un match amical entre une vraie-fausse sélection irlandaise et une équipe libyenne, sur fond de conflit nord-irlandais et de sanctions internationales. Une histoire où le ballon rond est à la fois un outil économique, politique, mais aussi d’émancipation. Voici comment une telle histoire a pu être vécue et racontée plus de 30 ans plus tard, notamment grâce au documentaire In League With Gaddafi signé Kevin Brannigan. Deuxième et dernière partie du récit.


De Dublin à Benghazi

Seize joueurs accompagnés d’un staff réduit sont donc au départ de Dublin, en ce mois de février 1989. Bien entendu, il n’existe pas de ligne directe entre la capitale irlandaise et Benghazi, où se dispute le match. Le voyage relève du périple. L’équipe embarque sur un vol à destination d’Amsterdam, avant de faire escale à Munich, de prendre un nouveau vol pour Malte et enfin de toucher le sol libyen. Le trajet est interminable, mais pour ces Irlandais, amateurs et pour la plupart issus de la classe ouvrière, l’opportunité de jouer à l’international est une aubaine.

Dès leur arrivée, joueurs et staff sont accueillis par une délégation d’officiels libyens dans une grande tente à côté de l’aéroport. Ils sont ensuite conduits dans leur hôtel, un resort de luxe flambant neuf dans le désert en banlieue de Benghazi. Des hommes armés accompagnent l’équipe dans ses moindres déplacements. « Inhabituel pour des joueurs du championnat irlandais » raconte Pat Fenlon, joueur de St Patricks’ Athletic.

Le séjour offre un dépaysement total et comporte son lot d’anecdotes. Au deuxième jour du voyage, l’équipe est invitée à diner au zoo de Benghazi, qui abrite le restaurant favori de Mouammar Kadhafi. Ils y découvrent la gastronomie libyenne, non sans une certaine appréhension. « Pas vraiment le genre de nourriture que l’on retrouve sur nos tables un jour de Noël, se souvient Brian Kerr. Même si nous avons mangé tout ce qui nous a été proposé et avons remercié nos hôtes avec la plus grande courtoisie possible, sur la route du retour à l’hôtel nous étions plusieurs à essayer de repérer un restaurant servant des burgers et des frites ».

Les joueurs de Bohemians sur la plage de Benghazi avec leur entraineur Billy Young (en haut à droite) ©Billy Young

Les joueurs se demandent également comment ils vont pouvoir se divertir dans un pays régi par les lois du Coran et où la consommation d’alcool est totalement interdite. La solution vient d’un groupe d’expatriés irlandais possédant un bar clandestin. Le soir même, l’équipe y est invitée, dans un quartier protégé de Benghazi, essentiellement peuplé de non-Libyens. Le sous-sol d’une résidence y a été aménagé comme un bar irlandais. Les joueurs débarquent dans un endroit où la fête bat son plein et où rapidement, les bouteilles importées en douce du pays sont descendues. « Nous avons terminé par boire de l’alcool de pomme de terre » raconte Mick Moody, ancien défenseur de St Patrick’s.

Alcool, gloire et football

Au bout de la nuit, la soirée se termine et il est temps de rentrer à l’hôtel. Mais, alors qu’un des expatriés conduit le véhicule en plein désert libyen, le groupe a la mauvaise surprise de tomber sur une patrouille de police. Lorsque l’agent s’approche du véhicule pour contrôler le chauffeur, l’odeur d’alcool ne laisse aucun doute et ce dernier se voit intimer l’ordre de descendre du véhicule. Si jusqu’alors l’équipe passait une soirée plaisante, elle se rend vite compte qu’elle n’a plus personne pour la reconduire à l’hôtel. Le minibus est alors conduit par des hommes « qui ne ressemblent pas vraiment à des policiers » selon Brian Kerr, jusqu’au commissariat le plus proche. « Et là nous étions un peu plus inquiets », ajoute Dermot O’Neil, ancien gardien des Bohemians. « Nous ne savions vraiment pas ce qu’il allait se passer, nous n’avions aucun contrôle sur les évènements ». Au final, Brian Kerr parvient à négocier la libération des garçons, et ainsi se conclut l’expédition nocturne.

Escapade nocturne clandestine ©Billy Young

Malgré toutes ces réjouissances touristiques, le match de football reste la raison principale du voyage. Les joueurs des Bohemians et de St Patrick’s vont affronter le Al-Ahly Benghazi.

Les années 80 sont considérées comme l’âge d’or du sport libyen. Si le football est populaire dans le pays, Mouammar Kadhafi est contre l’idée que les sportifs deviennent trop populaires. En bon leader autocratique, il tient à rester la seule star du pays. Le Al Ahly Benghazi, décrit comme la meilleure équipe du championnat, en concurrence avec les deux clubs de Tripoli, est choisi pour affronter la sélection irlandaise, puisque la rencontre se dispute dans son stade.

La teneur de l’équipe irlandaise fait depuis le début de cette aventure l’objet d’un quiproquo. L’homme d’affaire libyen à l’origine du match a vendu au régime la véritable sélection nationale irlandaise. À Tripoli, personne ne prend la peine de vérifier et l’annonce du match est utilisée pour alimenter la communication étatique. Brian Kerr se souvient : « Il y a eu pas mal de propagande de la part du régime autour de ce match, car nous étions l’année juste après l’Euro 88 que la sélection nationale avait disputé en Allemagne ». « Pour eux, nous étions là en tant qu’équipe nationale irlandaise, celle qui venait de disputer l’Euro 1988 en RFA », ajoute O’Neil.

Mouammar Kadhafi (© Ben Curtis/AP/SIPA)

Et du côté des joueurs libyens, personne n’en doute. « On nous a dit que nous allions rencontrer l’équipe nationale irlandaise, nous n’avons pas essayé de poser de questions », se remémore Khaled Azzawi, joueur de Al-Ahly. Captain Ali, ancien capitaine de l’équipe de Benghazi, est encore moins sceptique puisqu’il croit encore qu’il a joué contre l’équipe de Jack Charlton, la fameuse « Jack’s Army »: « Vous entendez parler de ces joueurs ou vous les voyez à la télé et là nous nous retrouvions en face d’eux sur le terrain ». Kevin Brannigan, le réalisateur du documentaire (voir encadré) avouera plus tard un sentiment de culpabilité au moment d’annoncer la vérité aux anciens joueurs libyens qu’il a interviewé. Et pour maintenir la confusion, la sélection irlandaise revêt pour le match la tenue officielle de l’équipe nationale, maillot vert et short blanc.

Les presque Boys in Green ©Billy Young

La rencontre entre les deux équipes est organisée pour commémorer l’anniversaire de la Constitution libyenne, correspondant au coup d’état du Colonel Kadhafi en 1969. Le peuple libyen aime le sport, et en particulier le football. Les stades du pays sont régulièrement pleins et la ferveur populaire y est intense. Le match se dispute au Stade du 28 Mars de Benghazi, enceinte de 40 000 places qui tient son nom de la date du retrait de l’armée britannique du sol libyen en 1970. Tout un symbole, à l’heure d’y recevoir des Irlandais. Pour l’occasion, l’affluence du stade dépasse la capacité officielle, puisqu’entre 50 000 et 80 000 personnes garnissent les tribunes.

Mais pour le régime libyen, l’évènement ne relève pas seulement du sport. « Je peux le dire maintenant avec le recul, mais c’était vraiment un meeting politique », se souvient John Byrne, milieu de terrain des Bohemians. La rencontre est précédée d’une grande parade de propagande qui dure près de 3 heures. « Des gens arrivaient de partout sur la piste, tantôt à pied, à cheval, en Mercedes ou à dos de chameaux. Certains tiraient même des coups de kalachnikov en l’air ! » poursuit Byrne.

« On a cru devenir fous »

Pendant ce temps, les joueurs sont dans les vestiaires et patientent dans la chaleur avant d’entamer leur échauffement. « On a cru devenir fous », racontent-ils. Après cette longue attente, ils reçoivent enfin le feu vert pour sortir sur le terrain. Mais ils ne sont pas au bout de leurs surprises. Alors qu’ils s’échauffent depuis près d’une heure, ils comprennent que Kadhafi n’est pas encore arrivé au stade et que la rencontre ne peut pas débuter en son absence. Lorsque celui-ci se présente enfin, sur un cheval blanc, le vacarme est assourdissant. Il monte directement dans la tribune, sans saluer aucun des acteurs de la rencontre. Tous les joueurs interrogés s’accordent à dire que l’ambiance était folle, bien inhabituelle pour des joueurs de League of Ireland. C’est donc dans cette atmosphère surréaliste et survoltée que débute la rencontre.

Le stade du 28 mars, antre du match. ©BenTaher

Les joueurs irlandais se souviennent très bien de ce stade gigantesque et de cette ambiance intimidante, du spectacle environnant mais aussi de l’état de la pelouse, enfin si on peut la nommer ainsi. « Nous avons joué sur une moquette, dont les parties étaient assemblées avec du scotch renforcé. Nous avons tous fini avec des brûlures sur les jambes », raconte O’Neil. Sur le terrain, la rencontre est équilibrée. Les locaux jouent dur et ne veulent surtout pas décevoir leur leader présent en tribune. Le jeu produit par les deux équipes est de qualité et les Libyens possèdent plusieurs bons joueurs dans leur effectif. «  Ils avaient un avant-centre qui était au-dessus du lot, très grand, très costaud. On voyait vraiment que c’était leur vedette, à chaque fois qu’il touchait le ballon, l’ambiance montait d’un cran dans le stade. Mais ça ne nous a pas empêché de lui mettre quelques taquets » se souvient, sourire en coin, John Mcdonnell, ancien défenseur de St Patrick’s.

En début de deuxième mi-temps, Ali ouvre le score de la tête pour les locaux, provoquant une hystérie générale dans le stade, marquée par une effusion de bruit et d’explosions en tout genre. Mais les Irlandais ne baissent pas les bras. Sur un long dégagement de Dermot O’Neil, le gardien de but, le ballon arrive jusqu’à la surface adverse avant d’être propulsé au fond des filets par Derek Swan, l’attaquant des Bohemians. Un but dans le pur style irlandais, diront certains. Mais au moment de célébrer son but, Swan se sent un peu seul : « Les gars ont clairement mis du temps à me rejoindre pour célébrer le but. Ce qui est sûr ,c’est que la célébration n’a pas duré longtemps ». John Byrne semble même un peu plus inquiet. Il s’avance vers son coéquipier et lui lance : « Tu fais quoi là ? On doit toujours rentrer chez nous je te signale, va te replacer ! ». Malgré d’autres occasion de part et d’autre, aucun autre but n’est marqué et la rencontre se termine sur un match nul très diplomatique, non sans un sentiment de fierté pour les joueurs irlandais d’avoir tenu tête à ce qui se fait de mieux en Libye.

« Nous avons joué sur une moquette, dont les parties étaient assemblées avec du scotch renforcé. Nous avons tous fini avec des brûlures sur les jambes »

Dermot O’Neil, gardien de la vrai-fausse sélection irlandaise

Après le match, les joueurs retournent à leur hôtel avant de se rendre à l’aéroport, leur avion décollant dans la nuit. Mais alors qu’ils sont sur le point de partir, l’argent qu’ils doivent toucher pour la rencontre n’est pas encore arrivé. Et quand se présentent deux officiels du régime pour leur remettre la somme, il se trouve que celle-ci est en… dinars libyens ! Pas vraiment ce à quoi s’attendaient les irlandais. Après négociations, ils parviennent à leur faire comprendre qu’ils préféreraient des dollars ou des livres sterling, et parviennent finalement à se faire remettre la somme convenue. Suite à un passage express des contrôles de sécurité, tous parviendront à embarquer pour le long voyage qui les ramènera chez eux.

Les joueurs irlandais avant d’embarquer pour le vol retour ©Billy Young


Plus de 30 ans après, le souvenir de ce voyage est encore vif dans les têtes de ceux qui ont eu la chance de le vivre. Le football a permis à ces jeunes joueurs de voir le monde et de s’y construire des souvenirs inoubliables. Sur le plan politique, les exportations de bœuf en direction de la Libye subissent un coup d’arrêt deux ans plus tard, en 1991, lorsqu’un scandale de corruption éclate autour de ces échanges commerciaux. Un tribunal spécial est nommé pour mettre la lumière sur plusieurs affaires de pots de vin entre les industriels de la filière bovine et le gouvernement du Fianna Fail. Il n’en ressortira pas de condamnations pénales, mais les relations commerciales entre les deux pays sont suspendues.


IN LEAGUE WITH GADDAFI

Le récit de ce voyage peut être raconté grâce au travail de Kevin Brannigan, journaliste à la télévision nationale irlandaise, RTÉ. En 2019, il a réalisé un documentaire sur cette aventure, intitulé « In League with Gaddafi », traduisez « De mèche avec Kadhafi ». Ce passionné de football, supporter des Bohemians de Dublin, est fils de boucher. Il se souvient des histoires que lui racontait son père lorsqu’il était enfant, sur un Libyen vivant à Dublin et qui partageait souvent leur table au pub. Lors d’un jour de match, Brannigan découvre sur une des étagères du bar de Dalymount Park, une assiette commémorative à l’effigie de Mouammar Kadhafi. Comment cette relique a-t-elle pu se retrouver là ? Quel lien peut unir les Bohemians et la Libye ? Voici les questions qui vont le pousser à mener l’enquête.

Il identifie rapidement Brian Kerr comme source potentielle. Après plusieurs appels infructueux, il parvient enfin à le joindre et ce dernier lui raconte qu’il y a bien eu match, en 1989. Il poursuit ses recherches, allant même jusqu’à contacter la Fédération libyenne, sans succès. Puis un jour, il reçoit un coup de téléphone de Pat Fenlon, ancienne gloire du championnat irlandais. Celui-ci a eu vent de ses recherches et a fait partie de l’expédition. Par chance, il vient de trouver une VHS du voyage dans son grenier. Kevin Brannigan tient alors la pièce maitresse de son enquête et peut prouver que ce match a bien eu lieu. Il parvient à établir une liste des joueurs présents, soit autant de sources potentielles pour étayer son récit. Tout à tour, il leur donne la parole pour qu’ils racontent leurs souvenirs, et parvient à construire un documentaire d’une heure sur cette aventure hors du commun.

À travers son travail, il veut également mettre en avant la multitude de petites histoires qui font la particularité et la beauté négligée du championnat irlandais. Cette compétition est le parent pauvre du sport irlandais, moins vertueuse que les sports gaéliques et moins glamour que la Premier League anglaise. Pendant des années, elle a été mise sur la touche de la culture sportive du pays et ce reportage contribue à lui redonner ses lettres de noblesse. Ce documentaire et son réalisateur ont été une source d’une richesse inestimable au moment d’écrire ces lignes et nous les en remercions. Il a été diffusé à plusieurs reprises sur les chaines nationales irlandaises mais n’est pas encore visible en France. En espérant qu’il le devienne un jour.

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