Irlande – Libye : du foot, du bœuf et des armes (1/2)

C’est une histoire hors du commun, comme seul le football peut nous en offrir. Celle d’un match amical entre une vraie-fausse sélection irlandaise et une équipe libyenne, sur fond de conflit nord-irlandais et de sanctions internationales. Une histoire où le ballon rond est à la fois un outil économique, politique, mais aussi d’émancipation. Voici comment une telle histoire a pu être vécue et racontée plus de 30 ans plus tard, notamment grâce au documentaire In League With Gaddafi signé Kevin Brannigan. Premier volet.


Remettons les choses dans leur contexte. Nous sommes en 1989. L’URSS en est à ses derniers battements de cœur et quatre décennies de monde bipolarisé touchent à leur fin, laissant aux États-Unis le rôle de puissance hégémonique mondiale. En Europe, les années 80 sont moroses. Le choc pétrolier de 1979 a laissé des traces et, pour certains pays, la décennie est particulièrement dure à vivre. C’est le cas de la jeune République d’Irlande. Le Dublin de l’époque est à des années lumières du boom économique du début du XXIè siècle. Le chômage atteint un taux record, les habitants vivent à la semaine et le pays est plongé dans une très forte pauvreté. La capitale irlandaise est une ville sale, décadente, mourante. À tel point que beaucoup se demandent s’ils ont un futur dans ce pays. Certains répondent à cette question en émigrant, vers l’Angleterre ou les États-Unis.

Kadhafi, le dictateur fréquentable

Le pays est dirigé par Charles Haughey, homme politique à la réputation sulfureuse, notamment impliqué dans un scandale de trafic d’armes dans les années 70, en pleine période des Troubles. Il est membre du Fianna Fail, parti de centre-droit, qui, depuis l’indépendance du pays en 1922, se partage le pouvoir avec le Fine Gael, un autre parti de centre-droit. Pour l’alternance, on repassera. En Irlande du Nord, le conflit armé fait rage, marqué par les violences entre catholiques et protestants. L’IRA, organisation paramilitaire, est très active et mène un grand nombre d’actions contre les positions britanniques. La période est également marquée par les grèves de la faim des prisonniers politiques, dont la plus connue reste celle de Bobby Sands.

Fresque en hommage à Bobby Sands, député de l’IRA mort après 66 jours de grève de la faim

Face à cette situation économique délicate, si ce n’est précaire, le pays ne fait pas la fine bouche lorsque des opportunités commerciales se présentent. Et un État en particulier, au Sud-Est de la Méditerranée, va montrer son intérêt : la Libye.

Le pays est alors considéré comme un État terroriste par les puissances occidentales. Depuis la Révolution de 1969, qui a vu arriver à sa tête Mouammar Kadhafi, on attribue à la Libye la plupart des attentats islamistes, dont le plus funestement « célèbre », celui de Lockerbie. Une tragédie survenu en Ecosse, le 21 décembre 1988, lors de laquelle l’explosion d’un avion de la Pan-Am fait 270 morts. La Libye est mise au ban de la scène internationale et le colonel Kadhafi est considéré comme le diable en personne. Cette mise à l’écart se traduit par des sanctions économiques qui affectent durement le pays, tout en renforçant le sentiment nationaliste des Libyens, dans un pays vouant un culte sans limite à son chef. Partout, à chaque coin de rue, dans chaque salle, dans chaque restaurant, et dans chaque école, trône un portrait du leader national.

Le colonel soutient la lutte armée de l’IRA, une cause « juste » à ses yeux. Il voit le peuple irlandais comme révolutionnaire et anti-impérialiste, luttant pour un idéal socialiste face aux Britanniques. Ce soutien se matérialise notamment par la vente d’armes à l’IRA Provisoire, une des branches actives de l’armée républicaine irlandaise. Cette dernière, au début des années 70, se retrouve en difficulté pour l’importation de matériel militaire en Irlande en provenance des États-Unis.

« Beef & Bullets »

Les saisies par la police sont de plus en plus fréquentes, et, pour y faire face, l’organisation paramilitaire se tourne vers la Libye, dont le leader lui a déjà manifesté publiquement son soutien. En 1973, la marine irlandaise saisit un cargo transportant 5 tonnes d’armes libyennes, et en 1987 plus de 1000 fusils AK-47, des missiles sol-air et deux tonnes de Semtex (un puissant explosif) sont interceptés dans un cargo naviguant vers le port de Belfast. Au total, selon les services de renseignements britanniques, la Libye a fourni pour 40 millions de dollars d’équipement militaire entre 1970 et la fin des activités de l’IRA en 1998. Un montant qui peut se matérialiser par plusieurs centaines de tonnes de matériel de guerre. Cet approvisionnement se montre déterminant pour maintenir l’intensité de la lutte armée.

Les deux pays entretiennent des relations commerciales, officielles et officieuses. On parle de relation « Beef & Bullets » (du bœuf et des armes). La Libye est très dépendante des importations et l’économie irlandaise est à la peine. La République décide donc de faire fi des sanctions imposées à la Libye par la communauté internationale et un accord est passé pour l’exportation de 100 000 têtes de bétail de l’Irlande vers la Libye. Ainsi va naitre notre histoire.

Grandeur et décadence du football irlandais

Au milieu des années 80, afin de vérifier que la viande destinée à l’exportation est bien tuée selon la tradition Halal, plusieurs Libyens sont envoyés en Irlande où ils supervisent des opérations d’abattage. Parmi eux, un homme d’affaires qui s’installe à Dublin. Il aime les pubs (un peu trop au goût du régime libyen) et le football, et se rend même parfois au stade pour assister à des rencontres du championnat national.

Le championnat domestique est alors dans une situation de très grande précarité. Les joueurs sont payés 10€ la semaine et ne sont pas professionnels. Pour eux, le football n’est qu’un exutoire. Chaque club doit sans cesse trouver des solutions pour faire rentrer de l’argent. La principale source de revenus provient de la billetterie et ne permet pas d’entretenir des infrastructures d’un autre temps. La League of Ireland est considérée comme un championnat difficile, physique, se disputant sur des terrains ne permettant pas vraiment de jouer en une touche, et qui doit se résoudre à voir ses talents quitter le pays.

Finale de FAI Cup en 1985, entre Shamrock et Galway. Sur un terrain en piteux état…

Cette précarité contraste grandement avec la renommée de l’équipe nationale, entrainée par le grand Jack Charlton, ancienne légende de Leeds United et frère de Bobby Charlton, lui-même légende de Manchester United.

La sélection nationale irlandaise est la révélation de l’Euro 1988. Même si les Boys in Green ne réussissent pas à se qualifier pour les demi-finales, ils ne doivent leur élimination qu’à un but hollandais à 10 minutes de la fin lors de leur troisième match de poule. Fait majeur, ils battent l’ennemi anglais 1-0 et font match nul contre l’URSS grâce à un but venu d’ailleurs de Ronnie Whelan, qui fait alors les beaux jours de Liverpool. L’équipe termine même devant l’Angleterre dans le groupe 2, ce qui vaudra aux joueurs un retour triomphant au pays, avec une parade dans les rues de Dublin sur un bus à impériale.

©Billy Stickland / Allsport / Getty Images

En 1989, le championnat vient d’être remporté par la jeune et talentueuse équipe de St Patrick’s Athletic, entrainée par un certain Brian Kerr. Celui qui deviendra sélectionneur de l’Irlande entre 2003 et 2005 connaît avec son équipe un début de saison difficile et vient d’être éliminé de la FAI Cup, la coupe nationale, au premier tour. Cet imprévu place le club dans une situation délicate, puisque celui-ci se retrouve privé de 3 matchs à domicile et donc de recettes de billetterie.

St Pat’s – Bohemians, mariage de raison

Notre homme d’affaire libyen y voit, lui, une autre opportunité. Pour s’assurer les bonnes grâces de son leader et pérenniser la relation entre les deux pays, lui vient l’idée d’organiser un match de football entre Irlandais et Libyens. Étant également conscient du manque à gagner généré par cette élimination précoce de St Patrick’s Athletic, il décide alors de contacter Brian Kerr et de lui exposer son projet : inviter une équipe irlandaise en Libye pour y disputer un match amical, moyennant un dédommagement financier. L’idée plait à l’entraineur de St Pat’s, ce dernier y voyant un moyen de voir du pays tout en renflouant les caisses du club. Il en parle à ses joueurs, mais seulement huit d’entre eux peuvent se libérer de leurs obligations professionnelles pour le voyage.

Au même moment, les Bohemians, autre club de Dublin et tête d’affiche du championnat irlandais, viennent eux aussi de se faire sortir au premier tour de la Coupe et sont dans la même situation que leurs voisins. Brian Kerr prend son téléphone et appelle son homologue des Bohs, Billy Young, pour lui faire part de la proposition. Ce dernier y voit les mêmes avantages que son confrère et parvient également à mobiliser huit joueurs pour l’aventure. Voilà comment vient de naitre la sélection irlandaise la moins officielle de l’histoire.

La sélection irlandaise la plus officieuse de l’histoire ©Billy Young

Lorsque l’affaire sort publiquement, plusieurs hommes politiques montent au créneau, ne voyant pas d’un très bon œil cet événement qui a de grandes chances d’alimenter la propagande du régime kadhafiste. À ce sujet, Brian Kerr déclarera :

« Si tous ceux qui étaient montés au créneau contre ce voyage s’étaient autant souciés de la situation financière du championnat de leur pays, peut-être que nous n’aurions pas eu à nous rendre en Libye. On a dit que nous étions utilisés pour promouvoir le régime libyen et la lutte armée. Mais nous nous sommes seulement rendus là-bas en tant qu’équipe de foot ».

Attention, on ne parle pas ici d’avidité financière. Juste de deux équipes d’un championnat totalement déshérité, d’un sport qui a toujours été considéré comme trop « anglais » en Irlande. Deux équipes qui cherchent un moyen de payer leurs joueurs pour quelques semaines de plus. Les manœuvres politiques ne parviennent pas à saboter l’expédition et ces aventuriers du ballon rond sont en partance pour Benghazi.

À suivre…

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