Marcelo Bielsa, valeurs et paradoxes

Le 26 octobre dernier, lors de la conférence d’après-match de la rencontre entre son Leeds United et Sheffield Wednesday, Marcelo Bielsa est invité à s’exprimer sur la crise sociale qui secoue alors le Chili. Le technicien argentin, qui fut à la tête de la Roja de 2007 à 2011, adresse un message de soutien aux manifestants qui protestent contre la politique du gouvernement de Sebastián Piñera : « J’admire ce que fait le peuple chilien. Les citoyens ordinaires. Ils abordent la démocratie d’une manière différente. Ils sont un exemple pour les autres pays, maltraités par leurs autorités. Ils comprennent que pour avoir une bonne démocratie, il faut faire plus que voter. Ils donnent un exemple de conviction ». Ces quelques mots laissent transparaître les idéaux de Marcelo Bielsa, ancrés à gauche. Ils nous permettent également de nous interroger sur la place qu’occupent ces convictions dans la vie d’El Loco, sur le terrain et ailleurs.

Le droit, la politique et Neruda

Marcelo Bielsa est issu d’une famille prestigieuse de Rosario qui baigne dans le monde de la justice et de la politique. Le grand-père d’El Loco a participé à la rédaction du code pénal argentin. Son père était un avocat renommé, qui lui transmit notamment le goût de l’effort et du travail. Sa soeur María Eugenia, architecte de profession, est actuellement ministre du Développement territorial en Argentine. Son frère Rafael a fui aux États-Unis et en Espagne pour échapper aux geôles de la dictature de Videla. Il est aujourd’hui ambassadeur au Chili, après être notamment passé par le ministère des Affaires étrangères sous Nestor Kirchner. Cet environnement met en exergue la particularité de la trajectoire de l’entraîneur argentin et nous aide à comprendre que Bielsa a grandi dans une famille aisée et cultivée. « Il a été éduqué dans la culture de l’excellence avec l’importance des études et de certaines valeurs : la rigueur, la droiture et l’humilité », avance Romain Laplanche, auteur de l’ouvrage Le mystère Bielsa.

Un jeune Marcelo Bielsa, fraîchement nommé entraîneur (© Radio Mitre)

Le jeune Marcelo joue également de longues heures au football dans la rue, avec des amis de toutes classes sociales. De son éducation et de cet amour inconditionnel pour le football, Bielsa retire une envie de connaître et de comprendre l’environnement dans lequel il évolue. C’est pourquoi, avant chaque nouvelle aventure professionnelle, il prend soin de se renseigner sur le climat social et politique qui l’attend, afin de comprendre au mieux la région dans laquelle il va poser ses bagages. Ainsi, si vous croisez El Loco, nul doute que vous pourrez discuter longuement avec lui de Pablo Neruda, dont il a étudié les oeuvres avant d’être nommé sélectionneur du Chili. A-t-il visionné Bienvenue chez les ch’tis avant de prendre la tête du LOSC ? Rien n’est moins sûr.

Un citoyen presque comme les autres

Une fois arrivé, Marcelo Bielsa peut également prendre part à la vie politique et sociale de son quartier. Il côtoie les « citoyens ordinaires », dont il a vanté les mérites lors des manifestations chiliennes. Dans le pays andin, il était d’ailleurs membre de l’association de son quartier à Santiago, et ce à condition que cela ne s’ébruite pas dans les médias. Bielsa tisse des liens avec ses voisins, et ira même jusqu’à envoyer son marchand de légumes chercher son trophée de meilleur entraîneur. Le coach argentin, lorsqu’il n’est pas occupé à décortiquer des heures de vidéo, consacre une partie de son temps aux citoyens démunis de Santiago. Entre visites dans un hôpital, simples échanges avec ses voisins ou participation au Téléthon local pour venir en aide aux sinistrés du tremblement de terre qui a secoué le pays en 2010, El Loco manifeste une réelle empathie. L’accès à la santé et à l’éducation sont des thèmes qui lui sont chers. Il a ainsi pu fustiger la politique de l’ancien président argentin Mauricio Macri : « dans la Constitution de Monsieur Macri, il n’y a qu’un seul droit : celui de la propriété. Pour lui, le plus important est le droit d’accès aux biens. Pas le droit à la santé, à l’éducation ».

Ce n’est pas l’unique fois qu’El Loco manifeste une forme d’antipathie pour un président (de droite). Au lendemain du Mondial 2010 qui voit Cruyff saluer le jeu de la sélection chilienne de Marcelo Bielsa, Sebastián Piñera reçoit la Roja dans son palais présidentiel. Alors que joueurs et membres du staff saluent le président, Bielsa le regarde à peine, et finit par furtivement saisir sa main tendue, sans entrain. Un acte pouvant être perçu comme un manque de respect pour l’institution présidentielle, et qui suscita de nombreux débats au Chili. C’est en tout cas pour Bielsa une manière d’afficher sa considération, lui qui s’était montré beaucoup plus affable lorsque la présidente socialiste Michelle Bachelet s’était rendue au centre d’entraînement de la Roja quelques années auparavant.

La rencontre Piñera – Bielsa

Ces prises de position dans les paroles et dans les actes contribuent à faire briller l’aura d’El Loco au-delà de celle habituelle d’un entraîneur. Un rayonnement qui l’amènera, en 2009, à être élu personnalité de l’année au Chili par quelques médias. Pas une mince affaire pour un Argentin. Là-bas, Marcelo Bielsa « est devenu et reste encore un sujet de conversation, et pas seulement pour les fans de football. Il est passé d’entraîneur à idole nationale », souligne Romain Laplanche. Si cet enthousiasme a notamment été généré par le jeu pratiqué par La Roja, d’autres raisons ont fait que les Chiliens sont tombés sous le charme de l’entraîneur rosarino : « ils ont apprécié sa simplicité, son effort pour apprendre la culture locale ». Marcelo Bielsa a bien conscience de l’enthousiasme, voire de la folie qu’il peut générer. Au Newell’s, club d’une vie pour El Loco, où il a décroché son premier titre professionnel, le stade porte désormais son nom. Le soir de l’inauguration de l’écrin Marcelo-Bielsa, il déclare : « Je comprends que c’est démesuré d’être reconnu de cette façon. Quelque part, je comprends aussi que ce n’est pas juste du tout. Mais quand le message est l’affection et l’amour, on s’y soumet avec plaisir et bonheur ». Marcelo Bielsa ne recherche pas la gloire, mais se plaît à être reconnu et aimé de ses fans. Romain Laplanche insiste : « il se nourrit de la passion des supporters ».

Les valeurs du football populaire

Car, pour Marcelo Bielsa, le football leur appartient. Idéaliste et révolutionnaire, El Loco ? À Lille et Leeds, celui qui fut son traducteur peut en tout cas interpeller : Salim Lamrani est un Docteur de l’université Paris-Sorbonne, spécialiste de Cuba et sympathisant du régime castriste. Nul doute que les échanges entre Bielsa et Lamrani ne devaient pas uniquement se limiter au terrain, et que l’attachement du coach à la figure du Che Guevara a animé quelques discussions. Le technicien est en effet un fervent admirateur du révolutionnaire argentin, né comme lui à Rosario. Thomas Goubin, dans son ouvrage Marcelo Bielsa – El Loco enigmático, rapporte qu’il apprécie « sa volonté inébranlable et son esprit rebelle ». Il souligne également son respect pour l’ascétisme et le refus d’utiliser tous les moyens pour arriver à ses fins, d’une autre figure politique majeure du XXème siècle : Gandhi. Des traits de personnalité qu’on retrouve chez le tacticien argentin et dans la manière de jouer de ses équipes. N’a-t-il pas demandé à ses joueurs de Leeds de laisser Aston Villa égaliser après un but contestable, inscrit dans un match pourtant décisif pour la montée en Premier League ?

Les supporters chiliens rendent hommage à Marcelo Bielsa (© CDF.cl)

Marcelo Bielsa ne rechigne pas à appliquer ses idées dans la pratique. Ainsi, à Marseille, il échange régulièrement avec les groupes de supporters. Plus tard, lors d’une de ses premières conférences de presse à Leeds, El Loco déclare que son travail et celui de son équipe auront forcément des conséquences sur l’humeur des supporters, particulièrement ceux de la classe ouvrière. Et, pour lui, c’est une grande responsabilité.

En 2012, lorsqu’il parvient à hisser l’Athletic Bilbao en finale de la Coupe du Roi (et de l’Europa League) au terme d’une saison historique pour le club, il en veut toutefois à ses joueurs – et à lui-même – d’avoir été sèchement battu 3-0 par le Barça. Au lendemain de la défaite, il assène à son équipe : « Hier, j’écoutais certains d’entre vous discuter, rigoler. Ça me semble inadmissible, les gars, de mobiliser tout un peuple, de décevoir tout un peuple en n’étant pas à la hauteur des espoirs générés. J’ai vraiment honte d’avoir déçu les supporters de l’Athletic Bilbao. […] Vous devez aussi prendre conscience que vous êtes très jeunes, que vous êtes des millionnaires immatures qui n’ont pas de problèmes, que vous ne vous souciez pas du futur parce que tout est résolu pour vous et vous vous permettez de rire alors que certaines personnes rentrent de Madrid à pied. Et alors qu’on vient de perdre une finale ». 

Quid du terrain, justement ? Quand on approche le rectangle vert, Marcelo Bielsa peut être assimilé à un stakhanoviste, comme l’écrit Thomas Goubin. Le coach argentin veut laisser le moins de place possible au hasard sur le terrain. C’est pourquoi ses joueurs répètent inlassablement leurs gammes. Malgré ces répétitions de schéma de jeu pouvant être infernales, El Loco a bien conscience de l’importance de l’instinct, de l’inattendu sur le terrain. Il l’a d’ailleurs lui-même indiqué en affirmant que « tout part toujours du talent. Le talent, c’est une réponse au jeu que personne ne pouvait imaginer ». Si ces paroles peuvent être vues comme une manière de responsabiliser les joueurs et leur pouvoir de décision sur un match, elles exaltent également l’impuissance du coach : une part d’imprévu réside toujours sur le terrain, probablement au grand damn du control freak Bielsa.

Bielsa à Bilbao (© Jasper Juinen/Getty Images)
Un paradoxe bielsiste de plus

Le football pour les supporters, pour le peuple, pour les « citoyens ordinaires ». Cet attachement au football populaire a contribué à tisser un lien de confiance entre Bielsa et Harold Mayne-Nicholls, président de la fédération chilienne de football qui a fait venir El Loco à la tête de la Roja. Mayne-Nicholls a notamment pour objectif de développer le football amateur chilien, en y investissant une part des revenus de la sélection. Une mesure qui n’est pas du goût de certains de ses opposants, partisans d’un système de draft de joueurs – abhorré par Bielsa – favorisant l’élite professionnelle et ses clubs les plus riches. Les adversaires de Mayne-Nicholls présentent une liste lors des élections de 2011 pour prendre la tête de la fédération, et raflent la mise. Pour Bielsa, pas question de renier ses principes, et la sentence est irrévocable : se sentant incapable d’évoluer avec une nouvelle équipe dirigeante trop éloignée de ses principes politiques et moraux, il démissionne. Pour le plus grand malheur de nombreux supporters chiliens. 

Mais El Loco n’est pas forcément toujours aussi intransigeant. Comment un entraîneur si attaché à ses valeurs, quitte à démissionner quand elles sont entravées, a-t-il pu s’embarquer, par exemple, dans le projet LOSC Unlimited monté par Gérard Lopez ? Un business-plan fondé sur l’achat revente à court-moyen terme de jeunes joueurs, qui affiche son ambition de générer d’importants revenus tout en assurant la pérennité sportive du club nordiste. Ce projet s’est financé auprès du fonds vautour Elliott Management, le même qui a soutiré 2 milliards de dollars à l’Argentine au terme d’un interminable procès. Tout cela semble bien éloigné des idéaux bielsistes. Ici surgit peut-être, plus fort que tout, l’amour premier et inconditionnel de l’entraîneur : celui du football, et particulièrement celui de l’accompagnement des jeunes joueurs. Bielsa a affirmé qu’un de ses rêves était de pouvoir assister des footballeurs inexpérimentés, de leur formation à l’équipe première, afin de les épauler pour en faire des joueurs accomplis. Peut-être a-t-il espéré pouvoir modeler de la sorte les jeunes recrues qu’il a choisies lors du mercato d’été 2017, qui a chambardé l’effectif lillois. Au final, seul Marcelo Bielsa lui-même pourrait apporter une réponse à ce questionnement.

Finalement, Marcelo Bielsa semble être un homme dont le coeur penche à « gauche », mais qui sacralise des valeurs que l’on pourrait cataloguer à « droite ». Comme le dit Romain Laplanche, « le respect des anciens, de la hiérarchie, de la tradition, de la rigueur morale, de l’effort, du mérite et de l’ordre » anime le coach argentin. L’attachement de Marcelo Bielsa à ses idéaux politiques, moraux et sociétaux nourrit une énigme de plus autour de sa personnalité, parmi les nombreuses qui l’entourent. Mais une chose est sûre, El Loco n’a pas fini de mettre toute son énergie et ses convictions au service de son football.

Merci à Romain Laplanche pour sa disponibilité !

Sources

Thomas Goubin, Marcelo Bielsa - El Loco enigmático, Hugo Poche, 2018

Romain Laplanche, Le mystère Bielsa, Solar, 2017

Christophe Kuchly, Marcelo Bielsa, énigme non résolue, février 2018, Les Cahiers du Football

Nicolás Rotnitzky, El choque ideológico entre Marcelo Bielsa y la Lazio, juillet 2016, Diario Popular

Milan Vrasolic, De defender saqueos a ignorar al Presidente : Marcelo Bielsa y su faceta más política en Chile, octobre 2019,biobiochile.cl

De Piñera a Bielsa: las frases memorables de las protestas de Chile, octobre 2019, Cooperativa.cl

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