À quand la fin du Ballon d’Or ?

Le 2 décembre 2019 a eu lieu la cérémonie de remise du Ballon d’Or. Avec un public toujours en baisse depuis la polarisation entre Lionel Messi et Cristiano Ronaldo. La dernière édition sans la présence de l’un de ces deux joueurs parmi les finalistes date de 2007. Tout en partant du principe qu’une partie de ceux qui jugent n’ont ni le temps ni les moyens de regarder tous les matchs de chaque grand club et que ceux qui regardent ont de moins en moins d’intérêt pour la compétition, pourquoi continuons-nous toujours à chercher un meilleur joueur ?

La création historique de l’individu

Contrairement à ce qui peut nous paraître intuitif, l’individu n’a pas toujours, ni partout existé. Serions-nous en train de chercher un meilleur joueur parmi onze autres au XVème siècle en Inde ? Ou nous rappellerions-nous du fait que chacun d’entre eux joue un rôle différent et également important au sein d’une équipe de sport collectif ?

Notre réponse est pleinement influencée par notre mode de pensée. La philosophie moderne, développée par des auteurs comme Hobbes, Hume, Mill et tant d’autres, insiste sur la création d’un nouveau concept : celui de l’individu. Alors que l’idée de personne renvoyait à une dépendance à la totalité du corps social auquel on appartient, l’individu est souvent représenté comme un être autonome et, de fait, individuel. Ces auteurs idéalisent l’Homme, le pensent en dehors de toute situation sociale, le faisant devenir un individu placé au cœur de la pensée moderne. Dans son œuvre, Hobbes fait d’une monarchie autoritaire un pacte d’individus libres et rationnels. Cette révolution intellectuelle marque le début du déclin de la pensée holistique, valorisant l’interdépendance et le fonctionnement global d’un système. Dans la philosophie libérale, l’homme moderne autonome est autosuffisant. Mais onze Messi sur un terrain suffisent-ils ?

L’hyper-valorisation des attaquants, l’oubli des défenseurs

Le moment-clé du football est bien évidemment le but – d’où son nom. Mais pourquoi réduisons-nous le but à l’acte de tirer ? Et si marquer un but est l’acte ultime, pourquoi en arrêter un n’est pas valorisé à la même hauteur ? Quand un joueur marque, une explosion de joie anime le monde du football, tandis que quand un défenseur sauve le ballon sur la ligne, le jeu continue. Le Ballon d’Or en est le principal reflet.

Depuis sa création en 1956, seulement quatre Ballons d’Or ont été attribués à des défenseurs et un seul à un gardien, preuve de l’oubli de l’extrême importance du système défensif au football.

Franz Beckenbauer, seul défenseur à avoir reçu le Ballon d’Or à deux reprises : 1972 et 1976 (©Fußball Kaiser)

De même, en analysant les trente derniers buts finalistes du Prix Puskas entre 2009 et 2018, 23 sont des frappes de loin souvent inattendues, et 7 sont des buts où un seul attaquant dribble plusieurs défenseurs. Alors que l’action collective rentre pourtant bien dans les critères esthétiques de la Commission FIFA pour délivrer la récompense, aucun but construit en équipe n’apparaît dans la liste finale des « plus beaux buts de la saison ».

Une série statistique sur les préférences de jeunes brésiliens de 7 à 11 ans rentrant dans le monde du football nous montre que l’hyper-valorisation des attaquants est un phénomène qui s’auto-entretient. 72% des garçons veulent devenir professionnels pour acquérir une reconnaissance sociale, les postes qui leurs confèrent cette visibilité sont évidemment les plus offensifs. Ainsi, alors que deux tiers d’entre eux jouent en défense, 52% pensent être meilleurs en attaque. Une étude inter-générationnelle pourrait nous apporter les variations de préférence selon l’apparition de figures défensives socialement reconnues, mais celle-ci n’existe malheureusement pas. Nous pouvons ainsi uniquement nous contenter de notre bon esprit logique, faute de ne pas avoir de statistiques pour valider cette idée.

L’important aujourd’hui c’est les stats et le Ballon d’Or malheureusement n’échappe pas à la règle….

Les mathématiques sont à la mode, maîtres autoproclamés de l’objectivité et de la rigueur scientifique, il semble qu’on ne peut plus s’en passer. En pleine ère digitale, une bonne théorie économique doit être soumise à de longs tests économétriques. Le grand travail de Thomas Piketty dans son ouvrage Le Capital au XXIème siècle est de justement d’apporter des preuves empiriques au principe d’accumulation déjà décrit par Karl Marx au XIXème, comme si son analyse logique n’avait pas vraiment de valeur sans cette validation.

Tous les ans, les fans de Cristiano Ronaldo et Messi apprennent sur le bout des doigts la moindre statistique qui pourrait faire basculer le Ballon d’Or en faveur de leur idole. Nombre de buts, passes décisives ou encore ratio but par match, ils torturent tous les chiffres possibles et imaginables pour leur faire dire ce qu’ils veulent.

Mais pouvons-nous vraiment attribuer le Ballon d’Or à un seul joueur, en oubliant l’apport collectif que peut délivrer son équipe ? Depuis 1999, sur les 21 derniers trophées délivrés, 16 ont été remportés par un joueur du F.C. Barcelone ou du Real Madrid. Et il n’y a guère eu qu’une seule édition (2003) au cours de laquelle aucun des trois joueurs finalistes n’appartenait à un des deux mastodontes espagnols (le juventino Nedved, le buteur d’Arsenal Henry et le défenseur milanais Maldini).

En 2010, année où les trois finalistes du Ballon d’Or jouaient en catalogne, 10 des 21 professionnels de l’effectif barcelonais ont été formés au club, notamment les deux défenseurs centraux (Pique, Puyol) et le trio Messi, Xavi et Iniesta. La victoire individuelle de l’Argentin appartient-elle exclusivement à l’athlète, ou bien également à la prestigieuse Masia de Barcelone et au style de jeu collectif promulgué par Pep Guardiola ? Nous pouvons être sûr que sa victoire n’est pas due à sa performance en équipe d’Argentine, humiliée par l’Allemagne (0-4) en quarts de finale du Mondial. Indicateur marquant des temps modernes, le jeux vidéo FIFA lui accorde la même note en équipe nationale et en club, en dépit d’un rendement et d’une influence moindres. Et cette fois-ci, nous avons les statistiques pour l’affirmer : le Messi barcelonais a un ratio de 0,88 buts par match, qui tombe à 0,5 but par match dès lors que le même joueur enfile la tunique Albiceleste

Ronaldo va mal, Vive le Portugal !

Même si certains observateurs s’accordent pour dire que Cristiano Ronaldo traverse une mauvaise phase, avec une moyenne de buts inférieure à celle qu’il avait au Real Madrid, la saison est en revanche plutôt bonne pour son équipe de la Juventus. Leader de son groupe de Champions League et déjà qualifiée au soir de la quatrième journée, dauphin de l’Inter en Serie A avec une seule défaite, le club semble presque pouvoir se passer de sa star couronnée cinq fois meilleur joueur du monde. Malgré quelques failles et une phase d’adaptation parfois compliquée, l’entraîneur Maurizio Sarri fait toujours passer l’intérêt collectif du club avant l’individu Ronaldo. L’ancien coach de Chelsea n’a ainsi pas hésité à faire sortir le Portugais au cours de deux matchs, en quatre jours, dont le dernier en date face au Milan AC, alors que le score était à ce moment-là de 0-0. Une scène assez inimaginable lorsque Cristiano Ronaldo évoluait au Real Madrid. La réaction du principal intéressé – qui a quitté le stade avant la fin du match – montre bien qu’à force d’être sans cesse individualisé et starifié, une partie de conscience collective peut s’évaporer. Pour autant, son remplacement semblait se justifier sportivement : la Gazzetta dello Sport a attribué au Portugais la pire note de son équipe (5/10), et son remplaçant Paulo Dybala a marqué et donné la victoire à la Juventus.

Dans le même sens, l’année 2016 nous a apporté une situation très curieuse. Lors de la finale de l’Euro, à la 25ème minute, la star Ronaldo se blesse et doit quitter le match. Les Français célèbrent, et pour cause : la défense bleue n’a plus à s’occuper du « meilleur attaquant du monde ». Plus étrange, certains Portugais célèbrent également la scène, car cette blessure signifie également que leur équipe peut enfin jouer collectivement. Même si l’exercice de la fiction semble compliqué, nombreux sont les spécialistes portugais qui disent que la sortie de Ronaldo a été décisive dans la victoire. À la fin de l’année, Cristiano Ronaldo remporte malgré tout le Ballon d’Or, certaines mauvaises langues célébrant son plus grand acte : sortir du terrain lors de la finale.

Célébration de l’Euro 2016 ©UEFA

1+1 = 2 ?

Nous sommes à nouveau confrontés à des difficultés méthodologiques, la faute à certains philosophes qui ne nous ont pas appris à penser en dehors du cadre individuel. Néanmoins comment analyser le « phénomène Xavi et Iniesta » ? Sont-ils uniquement la somme d’aptitudes individuelles ou le résultat d’une véritable symbiose, une aura collective qui en elle-même apporte des bénéfices cachés par le raisonnement individualiste ? On peut raisonnablement s’avancer en disant que n’importe qui ayant déjà joué au football pencherait davantage pour la deuxième théorie.

Fort heureusement, le jeu vidéo FIFA mise de plus en plus sur les notes de complémentarité entre certains joueurs spécifiques. Le critère de « collectif » d’Ultimate Team, qui fait en sorte qu’un duo entre Xavi et Andrés Iniesta fonctionne mieux ensemble que deux autres joueurs avec des aptitudes similaires, est la preuve qu’un raisonnement exclusivement individualiste n’est pas suffisant pour comprendre le football. En attendant, malgré cette évolution dans le bon sens, qu’EA Sports baisse la note générale de Lionel Messi avec la sélection argentine…