Le football féminin argentin, entre amateurisme et professionnalisme

Dans une société argentine qui reste fortement imprégnée de ses accents machistes, le football féminin argentin apparaît comme un microcosme dans lequel les joueuses tentent de trouver leur voix et leur(s) voie(s).

Football et genre 

Pour analyser la participation des femmes dans le football argentin, il faut d’abord revenir sur les clichés encore bien tenace dans la société argentine. Le football est un espace historiquement dominé par les hommes. Le football est, de loin, le sport le plus populaire en Argentine, mais les femmes ont quasiment été absentes de ce champ dans l’imaginaire social du pays. Selon Eduardo P. Archetti, sociologue argentin et auteur de Masculinity and football: the formation of national identity in Argentina (1994), la « rhétorique nationaliste » du football joue un rôle prépondérant dans la construction du pouvoir culturel masculin. En d’autres termes, le football est un espace où l’identité nationale et la masculinité se construisent conjointement, s’interpellant et s’entremêlant. 

Maria Graciela Rodriguez et Mariana Conde, deux sociologues argentines, examinent le rôle des femmes du point de vue des spectatrices. Elles observent que malgré la présence de femmes dans les stades, elles se voient encore refuser « l’expérience footballistique » : seuls les hommes peuvent vivre la « vraie passion ». Elles concluent que cet accès exclusivement masculin à la passion naît de la possession d’un « savoir » qui résulte de pratiques footballistiques. Selon cette logique, il semble qu’une augmentation de la visibilité et une meilleure acceptation du football féminin représentent une menace directe à ce concept d’exclusivité masculine. Tandis que le football et d’autres sports de compétition s’associaient au développement de « valeurs masculines » comme l’agressivité (force physique), l’honneur, le courage et l’esprit de compétition, les activités physiques « aptes » pour les jeunes filles et les femmes se concentraient à inculquer des valeurs morales associées à la féminité comme la modestie, l’élégance, et la grâce.  

Le chantier de la professionnalisation et des droits 

Le football féminin argentin se caractérise par un fait : les clubs de foot donnent des avantages en « nature », mais pas de salaire . Ces avantages sont tournés de façon à être reçus comme des dons qui n’impliquent rien en retour, si ce n’est le meilleur de soi-même sur la cancha (le terrain). Selon Marcel Mauss (1966), le récepteur d’un don, en l’acceptant, établit une relation et ainsi une obligation de récompense : « Donner c’est manifester sa supériorité, être plus, plus haut, magister ; accepter sans rendre ou sans rendre plus, c’est se subordonner, devenir client et serviteur, devenir petit, choir plus bas (minister) ». Les joueuses reconnaissent qu’en « recevant » le « don » d’un poste de travail que leur offre l’institution (développer) se crée une sorte de dépendance implicite.

Le fait de ne pas recevoir de salaire est étroitement lié au fait que l’organisation du football féminin argentin a toujours été dans le giron de la direction du football amateur, tant dans les clubs que dans la AFA (Asociación de Fútbol Argentina). Par conséquent, il expérimente les incertitudes générées par cet espace poreux entre l’amateur et le professionnel, cette zone « marrón », la zone grise dans le langage argentin. 

Des professionnelles sans salaire : la précarité comme mode de vie

Les clubs ont le destin des joueuses entre leurs mains, et non l’inverse. Que se passe-t-il quand la connexion entre le club et la joueuse se rompt ? Cette question récurrente dans le football argentin féminin révèle les ambiguïtés des relations entre dirigeants et joueuses. Dans ces moments, les ambiguïtés de l’amateurisme tendent à pencher en faveur de l’institution et laissent souvent les joueuses seules, démunies de ressources pour se protéger. Elles n’ont pas de contrats avec leur club, c’est l’AFA qui utilise le système du « pase permanente » (sorte de droit d’« entrée » et sortie du « club »). Dans ce système, ces « pases » appartiennent au club. La direction peut décider d’attribuer le « pase libre » à une joueuse pour qu’elle puisse changer de club si l’entraîneur ne s’y oppose pas. À l’inverse, si une joueuse considérée comme importante pour l’équipe émet le souhait de changer de club, les dirigeants peuvent lui refuser ce « pase ». Le manque de clarté sur le rôle de la joueuse et sa relation avec la pratique et l’institution (le club) génère un espace de travail incertain et précaire dans lequel les joueuses ont peu de droits et peu de marges de manœuvre pour se protéger (du fait de la non-contractualisation) face aux intérêts des clubs. 

La réciprocité asymétrique entre dirigeants et joueuses 
« Las Guerrera » (surnom des joueuses d’UAI Urquiza), objet d’étude de la joueuse-sociologue Gabriela Garton
©tnc.com.ar

Le compromis avec l’institution n’est pas toujours positif et atteint parfois un point de non-retour. En témoigne la grève orchestrée en septembre 2017 par la sélectionneuse de l’équipe argentine féminine pour protester contre le manque de mesures prises par l’AFA en terme d’égalité de genre, mettant en avant le manque de subventions (matérielles ou financières), ou encore les vestiaires inadaptés pour sa sélection. 

Le système argentin se veut par essence informel. De ce fait, les joueuses sont vite prises dans un cercle vicieux. Ce cycle s’instaure par le « cadeau » fait par l’institution aux joueuses sous forme de bourse, travail, logement, mais aussi dans le simple fait d’avoir un terrain où exprimer leur passion. Les joueuses, en l’acceptant, « signent » un contrat implicite. La deuxième et troisième phase constituent respectivement le fait que les joueuses reconnaissent une forme de « générosité » et y répondent sur le terrain en donnant le meilleur d’elles-mêmes. Le moment de rupture, la dichotomie consubstantielle réside alors dans le fait que le club, lui, ne reconnaît pas cette réciprocité. Le club considère plutôt cet « effort » des joueuses comme l’accomplissement d’une obligation motivée surtout par l’amour du maillot, la passion. Les dirigeants utilisent cet argument de la passion comme motivation pure et dure, comme une revendication de l’amateurisme du football féminin : les « filles » jouent par amour, non pour une récompense économique. 

Cette idée en appelle une autre, encore bien présente aujourd’hui malgré l’essor du football féminin mondial. Le football masculin entraîne des coûts conséquents, sûrement plus importants (que le football féminin), que ce soit en terme de salaires (tant ceux des joueurs que ceux du staff qui les accompagne), de couverture médiatique, de bourses, ou encore de logements. Tout ceci est considéré par les clubs comme des « investissements ». Ils « investissent » avec l’espoir d’atteindre les objectifs fixés en débuts de saison (monter, se maintenir en première division…) ou au moins de faire des bénéfices avec la vente de jeunes joueurs à fort potentiel, en plus des droits télévisés. Cependant, pour les dirigeants, le football féminin ne représente pas les mêmes opportunités de gains économiques pour le club. Alors que là, on investit, ici, ce sont les coûts qui sont pris en compte et non les potentielles retombées économiques. 

L’éducation : voir au-delà du football

Outre la distinction amateurisme/professionnalisme qui sépare le football féminin du masculin, la seconde grande différence relevable s’observe dans les parcours et la formation des jeunes joueuses. Et un constat se dresse d’emblée : l’absence de catégories « enfant » et « adolescent » pour les jeunes filles, frappant de plein fouet Marie-lisa, jeune joueuse amateure argentine, qui a pour habitude de retrouver ses amies chaque week-end sur les nombreux terrains synthétiques du quartier de Palermo, à Buenos Aires. Sur le vieux terrain synthétique recouvert de grillage, le ballon fuse d’un camp à l’autre et les buts pleuvent alors que le ciel s’assombrit. « C’est super qu’on puisse se retrouver chaque week-end et jouer ensemble. Quand j’étais plus jeune je ne jouais qu’avec des garçons et j’avais du mal à me montrer », explique Marie-Lisa du bord de la touche. 

Marie-Lisa s’entraîne chaque week-end avec ses ami(e)s sur un des nombreux terrains synthétiques de Buenos Aires
©Jules Beaucamp

En effet, en Argentine comme ailleurs, le parcours type pour les jeunes filles commence souvent par jouer de façon informelle « dans le quartier », avec la famille ou des amis garçons. Ensuite, de leur propre chef, ou suite à un coup de pouce extérieur, la plupart du temps des parents, certaines d’entre elles parviennent à s’inscrire dans un championnat qui regroupe des écoles de football pour enfants et où, bien souvent, il n’y a qu’une seule fille par équipe, voire dans tout la ligue. 

Ce « coup de pouce », Marie-Lisa ne l’a pas vraiment eu, elle qui rêve d’intégrer le club de football féminin d’UAI Urquiza. « Au-delà du football, intégrer cette institution est une opportunité unique de poursuivre ses études à un excellent niveau », souligne d’emblée la jeune femme. « Il y a cette joueuse d’UAI Urquiza, Anabella, qui avait rejoint le club en 2010, non pour ses performances sportives mais pour l’Université qui lui est attenante et qui lui permettait d’obtenir des bourses », se souvient l’Argentine. Ce système de bourses est un nouveau nœud de tensions entre les clubs pour attirer les meilleures joueuses du pays. 

Des avancées en trompe l’oeil ? 

16 mars 2019. Cette date pourrait rester à terme dans les livres d’histoire du football argentin et même du football féminin mondial puisqu’elle signifie l’annonce d’un projet de professionnalisation de la Primera A (équivalent de la D1 féminine en France). Cette annonce embranche le pas à une évolution des mentalités sur le football féminin. Cela se traduit par une meilleure médiatisation, comme en témoigne El Femenino, un programme radio sur la championnat féminin lancé en 2016. De plus, depuis 2017, Crónica retransmet un match de football féminin le week-end qui a ainsi gagné en visibilité. Mais le chemin est encore long pour atteindre son homologue masculin, étant donné qu’aujourd’hui il y du football masculin presque tous les jours sur les postes des argentins, entre le championnat national, les coupes et la retransmission des divisions inférieures.

La jeune histoire du football argentin féminin semblait reposer sur une asymétrie insurmontable. Tandis que le football masculin prenait de plus en plus de poids en termes de popularité et d’influence, tant sur le plan culturel qu’économique, devenant toujours plus professionnel et tourné vers l’Europe, le football féminin se manifestait surtout par sa marginalité et son amateurisme. Qui plus est s’est créée une ambiance « pseudo-professionnelle », entretenue par le club et les instances dirigeantes, au détriment des joueuses avec le système des « cadeaux », des bourses qui rejettent implicitement la possibilité pour les joueuses d’aspirer à un contrat professionnel décent. Toutefois, même si le chemin reste encore long pour atteindre les mêmes droits et la même notoriété que le football masculin argentin, la ligne poreuse entre amateurisme et professionnalisme tend vers le second. À ce titre, la grève de la Selección, fin 2017, a été un point d’inflexion pour le football féminin argentin puisque depuis des mesures ont été prises, jusqu’à l’annonce en mars 2019 d’un projet de professionnalisation du tournoi féminin de la AFA.

D’autre part, la qualification de l’équipe nationale féminine pour la Coupe du monde de l’été 2019 en France constitue un tournant. Il y aura « antes y despues » selon Gabriela Garton, après 12 ans sans Mondial. À travers son ouvrage, la joueuse-chercheuse veut se poser en porte-à-faux du credo récurrent et dépassé selon lequel « le football féminin n’intéresse personne ». Elle offre une voix à des milliers de joueuses, amateures et professionnelles et une voie à suivre pour le football féminin de son pays : celle du combat pour l’égalité des genres. Un combat qui transcende et qui traverse les frontières, comme en témoigne la récente grève des joueuses espagnoles. Une égalité possible, à l’image des joueuses australiennes qui viennent d’obtenir l’égalité salariale.