Mundial 1978 : le football au service de la dictature argentine

Le 1er juin 1978, Jorge Rafael Videla, président de l’Argentine depuis le coup d’État de 1976, inaugure le premier Mondial disputé sur le sol argentin devant les tribunes combles du stade de River Plate. Les journalistes proches du pouvoir tel que Mariano Grondona (Visión) se réjouissent d’un climat « paisible et sans peur » autour de la manifestation sportive, érigée en symbole d’un pays nouveau capable de tenir ses engagements. L’importance du Mondial pour le régime nationaliste-catholique est corrélée à l’indignation générée par les nombreux enlèvements et séquestrations dans des camps de concentration. Ces camps clandestins gentrifient la contestation qui franchit les frontières et alerte les médias du monde entier. L’enjeu est donc à la hauteur de la crise sociale et humaine dressée en toile de fond : une Coupe du monde réussie, et c’est l’occasion de redessiner son image et sa communication qui s’offre à une junte coupable de masquer ses pratiques sibyllines.

Le Mundial 1978, un écrin coruscant pour la junte de Videla

Des stades, bijoux de modernité, remplis à foison et une organisation minutieuse d’un événement mondial digne d’un modèle d’efficacité : les millions de dollars investis par le régime de Jorge Rafael Videla (dirigeant de l’Argentine depuis 1976) oeuvrent de concert avec la rigidité des militaires en vue de la bonne tenue du rassemblement planétaire. Le Mundial 1978 sert d’écrin au régime, en quête de légitimité après les remous causés par une répression d’une rare violence. La junte militaire est discréditée au regard de nombreuses nations mais la tenue du Mondial sur le sol local apparaît comme un paravent providentiel pour une dictature résolue à éluder les atrocités commises au profit d’une image nette, rigide et structurée. L’écho d’un tel événement couvert par près de 5 000 journalistes du monde entier offre l’opportunité au régime d’apposer le verni nécessaire, de concevoir un mirage d’une Argentine achevant sa mue au summum de l’efficacité et de la modernité.

Contacté par nos soins, Christofer Hallez, rédacteur pour La Grinta et spécialiste du football argentin, le confirme avec l’évocation du plan d’éradication des bidonvilles de Buenos Aires. « Le régime a entrepris un nettoyage des bidonvilles de Buenos Aires dans un but précis : cacher la misère qui ternissait les promesses de développement urbain de la junte« . Christofer Hallez poursuit : « De nombreuses villas (quartiers pauvres et insalubres) étaient concernées, comme la villa 31, avec l’idée d’un cloisonnement mural enfermant les populations dans ces bidonvilles« . Le contraste est saisissant avec les aéroports flambant neufs accueillant les dizaines de milliers de supporters et suiveurs venant des quatre coins du globe, le tout sous le regard complice de João Havelange, nommé à la tête de la FIFA quatre ans auparavant. Avec la bénédiction du pape Paul VI, l’Estadio Monumental, théâtre des festivités, donne le coup d’envoi d’une manifestation imbriquée au sein de la propagande d’État.

Affiche publicitaire de la marque ALBA, spécialisée dans la vente de peintures : « l’Argentine reçoit le monde » (© mercadolibre.com.ar)

Eduardo Galeano, regretté écrivain uruguayen et figure du XXème siècle, confia que les journalistes allemands (comptant parmi les plus âgés mais aussi les plus expérimentés sur place) pointaient quelques similarités de l’organisation du Mondial 1978 à celle des Jeux olympiques de 1936, sous le régime autoritaire d’Adolf Hitler. Les J.O. sous drapeau nazi avaient pour objectif d’affirmer la supériorité de la « race aryenne » et le pouvoir absolu du dictateur sur la société allemande. D’un dictateur à l’autre, Videla compte également se servir de l’aura planétaire du Mondial et séduire une opinion réversible d’ores et déjà sensibilisée à la répression menée par l’armée. Le projet ambitieux est confié à l’entité créée pour l’occasion, Ente Autárquico Mundial 78′. Á la tête de celle-ci, un militaire répondant au nom de Carlos Alberto Lacoste. L’organisation conjointe entre les élites militaires et politiques du pays sert la cause commune, le « Processus de réorganisation nationale » (Proceso de Reorganización Nacional) : une opération de répression similaire en tout point à un génocide organisé. Si le résultat final est à la hauteur des ambitions affichées, le coût total de l’organisation dépasse les 700 millions de dollars, soit 10 fois le montant annoncé initialement.

Venons-en au rectangle vert, dont le dictateur ne compte pas parmi les plus fervents suiveurs. Comme le conte l’éminent journaliste argentin Ezequiel Fernández Moores, Videla n’avait jamais assisté à un match de football avant l’enchaînement des huit rencontres en un mois et la célébration du premier titre de l’Albiceleste. Le dirigeant se découvre une nouvelle lubie et se met en scène tel un énième sympathisant du football. La presse propagandiste lui emboîte le pas et érige Videla comme « un homme de sensibilité », saluant les acclamations de milliers d’étudiants massés devant la Casa Rosada. L’euphorie de mise après le sacre camoufla les atrocités commises par le dictateur, affublé désormais du sobriquet élogieux de « président » par certains hinchas ivres de bonheur. Une fois perçu comme un hincha à la vue d’un grand nombre de suiveurs argentins du fútbol, Videla put au terme de la compétition affermir sa figure et celle de la junte autour d’une posture teintée d’humanité.

Un Mondial imbriqué dans le « proceso » et des Mères en marche

Depuis 1976, le pays vit sous une nouvelle législation. Les libertés civiques fondamentales et la protection juridique sont abolies par la junte. Les Montoneros (mouvement socialiste armé issu du péronisme) et ses sympathisants sont traqués et chassés par le pouvoir. Les protagonistes garants de la liberté d’expression disparaissent soudainement, à l’instar de Jacobo Timerman, directeur et journaliste du quotidien La Opinión (avril 1977). Un climat de terreur s’installe. La vague d’enlèvements alerte la Commission argentine des droits de l’homme (CADHU) qui voit son rapport cité par le quotidien espagnol El País deux mois avant le coup d’envoi des réjouissances estivales. Ce rapport, Argentina : proceso al genocidio, rend public le caractère génocidaire du « proceso« , nerf de la « guerre sale » menée par la junte.

À l’échelle locale, les remous causés par les nombreuses exactions du pouvoir provoquent la réaction des Mères de la place de Mai (Las Abuelas de Plaza de Mayo). L’association lutte pour la défense des droits humains et bat le pavé afin de porter la voix de toutes les victimes collatérales des enlèvements et séquestrations commis par le régime. En réaction à la publication du rapport et au mouvement des Mères, la junte planifie l’enlèvement de personnalités étrangères et de plusieurs fondatrices du mouvement pacifiste (dont deux nonnes françaises, Alice Domon et Léonie Duquet). La réponse ne se fait pas attendre. Les consulats étrangers manifestent leur défiance vis-à-vis du pouvoir argentin, tandis que la lutte des Mères suit son cours malgré la pression politique : le souci de lever le voile sur le sort des disparus prévalant sur le reste.

Empêtrée dans les requêtes récurrentes des familles des disparus (los desaparecidos) et pointée du doigt par les sphères politiques étrangères, la junte de Videla compte sur le Mondial pour effacer l’ardoise d’une « guerre sale » létale : près de 30 000 victimes. On dénombre également plus de 500 bébés enlevés, une autre tare majeure du régime. Les familles des opposants au pouvoir furent ciblées, elles-mêmes majoritairement constituées d’étudiants, de journalistes ou d’artistes (la culture et l’éducation étant les pans de la société privilégiés par le pouvoir dans l’application du « proceso »). Les bébés volés (pour ceux qui ont survécu) sont placés au sein des familles proches du pouvoir en vue d’une purification dogmatique des générations futures. Le trait métaphorique désiré par le pouvoir est sans équivoque : l’avenir idéologique du pays est scellé, n’en déplaise aux opposants politiques.

À l’heure du Mundial, les disparitions ne cessent de s’amonceler. Le caractère opaque de la manoeuvre discrédite les protagonistes de la lutte pour les desaparecidos, faute de preuves. La complicité de la presse conservatrice, La Nación en première ligne, complexifie l’entreprise des victimes. Toutefois, la célébration du Beautiful Game constitue une opportunité idoine pour les Mères de la place de Mai. L’écho d’un événement planétaire d’une telle ampleur permettrait la diffusion et la popularisation à l’échelle mondiale de la lutte menée par le mouvement. Objectif atteint avec la diffusion et l’interview des Mères en pleine marche silencieuse par la télévision hollandaise le 1er juin 1978, date du premier acte mondialiste. Depuis lors, les marches des Mères pour la quête de noms et de la vérité ne cessèrent en aucun cas, et pour cause : encore aujourd’hui, on est loin d’identifier tous les noms et le sort des disparus.

Le rôle ambigu de l’Albiceleste sous la dictature de Videla

Une question sensible, sans réponse claire à formuler : c’est ce que soumet le journaliste Ezequiel Fernández Moores au milieu champion du monde 1978 Osvaldo Ardiles. Comment continuer à jouer et célébrer des buts dans un tel contexte houleux ? Les joueurs étaient-ils conscients de la portée de ces buts contre les Pays-Bas en finale, chacun contribuant indirectement à la prolongation de la dictature ? L’ancien relayeur d’Huracán fixe le journaliste, le regard soucieux mais plus loquace et explicite que les maigres paroles esquissées. À l’instar de ses anciens coéquipiers, Ardiles réfute toute magnanimité envers le régime autoritaire de Videla. Quant à la susceptibilité palpable chez les champions de 1978 à l’évocation de ce souvenir marqué d’une dualité émotionnelle, Osvaldo Ardiles approuve tout en justifiant ce trait commun par la sensation de brider le mérite et l’effort consentis à la victoire. L’héritage sportif du succès de 1978 agit comme un antidote aux nombreuses années de disette de l’Albiceleste, vu comme un champion moral à défaut de l’être sur les tablettes. La joie spontanée des supporters reflète le soulagement d’une hinchada usée des débâcles et des humiliations.

Un souvenir si fort émotionnellement taché d’une tragédie humaine sans nom : l’ambivalence propre à ce Mondial révèle la capacité du football à séduire et rendre complice, de manière implicite et indirecte, les foules et les protagonistes du jeu d’un massacre perpétué en coulisses. L’héritage de cette Coupe du monde sonne peut-être davantage comme un bon souvenir pour quelques « hinchas » convaincus, mais la grande majorité des argentins y voit un lourd fardeau dans l’histoire récente de l’Argentine. Le football a bien joué un rôle complice sous la dictature, par l’intermédiaire de ses têtes pensantes. João Havelange déclara au terme du Mondial « qu’au final, tout le monde a pu apprécier la véritable image de l’Argentine ». Videla n’en attendait pas tant avec la déclaration pleine d’affection d’Henry Kissinger (ex-secrétaire d’État américain sous le mandat Ford) devant les caméras d’un « pays possédant un grand futur à tous les niveaux ». La dictature militaire trouve même au sein des acteurs du Mondial de surprenants soutiens : le capitaine ouest-allemand Berti Vogts lous quelques jours après le match nul inaugural (0-0 contre la Pologne) « le calme » et « l’ordre » régnant au sein d’un pays qu’il juge étranger aux répressions politiques.

Pourtant, à quelques centaines de mètres de la pelouse du Monumental, des milliers de disparus, torturés et séquestrés au sein de l’École supérieure de mécanique de la Marine (ESMA), subissent le courroux de la junte. Dépeint comme le « Auschwitz argentin » par Eduardo Galeano, l’ESMA est le plus connu des centres de détention et se situe à seulement quelques pas d’une foule chargée d’adrénaline acclamant les héros du Beautiful Game. Un tel oxymore spatial renforce la position de complice indirect du football, coupable d’avoir couvert le bruit des cris de détresse et de douleur par des acclamations de joie. Durant le mois du Mondial, près de 50 disparitions dont neuf femmes enceintes sont à déplorer. Le jour de la finale, prisonniers et bourreaux de l’ESMA regardent ensemble le dernier acte triomphant de l’Albiceleste. Comme si, même une fois les frontières de la décence humaine franchies, le football arrive encore à tisser des liens insoupçonnés.

Cette complaisance envers une équipe dont le succès renforce le sentiment d’appartenance à un même peuple sert de levier à un dictateur avide d’exploiter la fonction rassembleuse du football. Les victoires acquises sur le terrain amplifièrent le sentiment nationaliste, lui-même exacerbé par les mécanismes d’identification associés aux représentants de « la Nation ». Le football et sa fête dressent une nation unie autour d’une fierté commune. Le journal El Grafico (référence locale de l’époque dans la presse sportive) désigne même au lendemain du sacre les « troubleurs de la fête » par « les autres », les excluant de facto de la société argentine car désignés publiquement comme des traîtres de la nation. Les mots utilisés expriment explicitement la pensée diffusée par les organes propagandistes : « les gens » (« Gente« ), « nous », « tous », « les Argentins ». Les termes ne manquent pas pour introduire une dimension collective autour du succès sportif. L’émotion germée de la victoire sert d’argument irréfutable au pouvoir dans sa propagande nationaliste. La compétence sportive de la Selección remplit de fierté les citoyens argentins et consolide cette identification collective. Enfin, les polémiques nées en amont de l’événement et la défiance de médias étrangers renforcèrent l’idée d’un mondial de l’Argentine contre le reste du monde. Seuls contre tous, mais enorgueillis d’une fierté nationaliste à son zénith, incarnée par un style de jeu physique et pragmatique symbole de la conquête du terrain menée par l’Albiceleste.

« L’instant le plus glorieux du football argentin ». Une d’El Grafico après le sacre de l’Albiceleste (© mercadolibre.com.ar)

Une ambivalence personnifiée : César Luis Menotti

L’air pensif, souvent une cigarette à la bouche, le chef d’orchestre de la Selección est une figure ambivalente du Mondial 1978. Plébiscité pour ses idées et son jeu de position, l’adepte des notions du partage et du collectif est affilié au communisme. Rien de surprenant, excepté lorsque l’on porte la casquette de sélectionneur de l’équipe dont le succès contribuera au rayonnement du régime local militaire nationaliste. Dans un contexte où la traque aux initiés de la pensée marxiste bat son plein, César Luis Menotti sonne comme un paradoxe. En poste depuis 1974 après un passage mémorable au CA Huracán (champion d’Argentine en 1973), El flaco digère fébrilement le coup d’État de la junte militaire. Peu désireux de poursuivre son mandat sous un régime autoritaire, Menotti reste pourtant en place, retenu presque malgré lui par le président de l’AFA Alfredo Cantilo (un proche de Lacoste et du pouvoir). Le natif de Rosario devait contribuer à la magnificence de ce mondial avec un jeu de position pour une Albiceleste d’ordinaire peu encline à s’embêter avec le contrôle du cuir. Cantilo promet au Flaco un climat de tranquillité autour de la Selección, bien que le sélectionneur entame le mondial sous le feu des critiques.

Tout au long de la compétition, on observe donc le contraste édifiant propre à un Menotti entraineur d’une équipe sous le joug des forces militaires d’un pays, qui néanmoins signe et encourage les actes et pétitions réclamant la révélation des noms des disparus. Ses accointances avec la gauche militante contribue à l’image équivoque d’un Menotti proche de David Bracutto, docteur membre de l’Union ouvrière de la métallurgie (UOM). Président d’Huracán du temps de Menotti, ce péroniste chevronné, ancien dirigeant de l’AFA, est un opposant déclaré de la junte de Videla.

Toutefois, le Mundial 1978 ne permit pas d’observer la meilleure version du Menottisme. La pression du résultat supplantant la forme, l’Albiceleste gagne poussivement, sans dominer. Le style prôné par Menotti est bafoué, renié, comme si le contexte anxiogène atteignait autant l’homme que son expression dogmatique. Suite à un carton plein sujet à controverse contre le Pérou, l’Argentine s’offre une première finale mondiale contre les Pays-Bas, à domicile. Une finale dérogeant une fois de plus à la philosophie créative et mobile du Menottisme, que l’Albiceleste domine davantage dans le registre physique, couplé à l’efficacité de la figure providentielle de Mario Alberto Kempes. Menotti part au sommet et quitte provisoirement la Selección avant de mener une jeune génération vers le titre au Mondial U20 (en 1979), portée par un Pibe, Diego Armando Maradona.

Protagoniste d’une époque mêlant gloire et douleur, Menotti affirme des années plus tard qu’il n’a jamais imaginé que le régime puisse commettre de telles atrocités lors de son mandat de sélectionneur, bien qu’il ait eu des échos concernant la disparition de personnalités politiques identifiées de gauche et la guerre menée contre les sympathisants marxistes. D’autre part, il nie tout contact avec Videla dont il accuse le régime d’infamie. Trahi par l’euphorie collective tandis que des Mères orphelines marchèrent pour la vérité, l’héritage contrasté de Menotti s’applique uniformément à des millions de contemporains argentins.

Remerciements : Christofer Hallez (La Grinta)

Sources : La coupe est pleine Videla ! Le Mundial 1978 entre politisation et dépolitisation de Jean-Gabriel Contamin et Olivier Le Noé

El hincha de Ezequiel Fernández Moores pour La Nación

Argentina 78, el fútbol como coartada de la dictadura de Ezequiel Fernández Moores pour The New York Times

Argentina 78′ : La Nación en juego de Lía Ferrero et Daniel Sazbón. Centro de Estudios del Deporte, Universidad Nacional de San MArtin, Argentina.

La dictadura militar, 1976-1983. Del golpe de Estado a la restauración democrática, de M. Novaro et V. Palermo, Buenos Aires, Paídos, 2003.

Todo pasa de Hernán Castillo, Aguilar, 2012.

Héroes, machos y patriotas : El fútbol entre la violencia y los medios, Pablo Alabarces, Aguilar, 2014.

Amaury Erdo-Guti

Grand frère de la famille FootPol. Tendresse et passion rythment ma plume de Paris à la Pampa

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