Tous Éléphants : football et réconciliation nationale dans la crise ivoirienne

Didier Drogba, Didier Zokora, Emmanuel Eboué, Yaya et Kolo Touré, les années 2000 ont été marquées par l’éclosion d’une génération dorée pour la sélection de football de la Côte d’Ivoire. Amenés à évoluer dans les plus grands clubs européens, ces joueurs aspirent également à atteindre les sommets en sélection pour un pays qui n’a rien gagné depuis 1992 et sa première Coupe d’Afrique des Nations (CAN) au Sénégal. Les attentes sportives autour de cette équipe sont dès lors immenses et bien que les résultats sur le gazon soient parfois mitigés, c’est sur un tout autre terrain que cette jeunesse marquera la mémoire du pays. Alors qu’une importante crise politico-militaire éclate à partir de septembre 2002, une voix va s’élever pour faire face à ces conflits nationaux : celle des Éléphants de la Côte d’Ivoire. À travers la multiplication des appels au calme, quel rôle a joué la sélection dans le processus de réconciliation nationale et que représente le football dans un pays dont la stabilité politique fait défaut ?

À l’aube du nouveau siècle, les résultats sportifs des Ivoiriens sont en stand-by. Une dizaine d’année après leur premier titre continental, les Éléphants n’y arrivent plus. Cette disette sportive atteint son paroxysme en 2004 lorsque la sélection manque la qualification pour la CAN en Tunisie. Parallèlement à ces mauvaises performances sportives, une grave crise politique traverse le pays.

Le concept d’ivoirité et le clivage Nord/Sud

À la tête du pays depuis 1960, le président ivoirien Félix Houphouët-Boigny restera comme celui qui aura permis à la fois d’intégrer le pays au commerce mondial, avec comme conséquence une certaine stabilité sociale, mais aussi d’éviter les conflits ethniques dans un pays riche de cultures. Pourtant, l’introduction du multipartisme et les difficultés économiques au début des années 1990 font naître des tensions politiques et sociales dans le pays. Celles-ci vont s’accentuer à la mort d’Houphouët-Boigny en 1993. En effet, son successeur Henri Konan Bédié va réintroduire le concept d’ivoirité. Il s’agit d’un concept politique visant à redéfinir les critères de nationalité. Selon lui, est citoyen une personne ayant ses quatre grands-parents nés en Côte d’Ivoire. Il défend cette politique xénophobe et nationaliste par le maintien de l’identité nationale et permet par ce biais de tenir écarté son principal opposant, Alassane Ouattara.

De plus s’ajoute un critère religieux car les musulmans, fortement représentés au nord du pays, sont soupçonnés d’être de « mauvais » ivoiriens par les populations du sud à majorité chrétienne. En 2000, l’adoption d’une nouvelle Constitution et l’arrivée au pouvoir de Laurent Gbagbo à la suite de l’élection présidentielle ne permet pas d’apaiser les tensions ethniques. Celles-ci vont aboutir à un conflit armé entre rebelles et forces gouvernementales qui durera près de 10 ans. Cette guerre civile éclate le 19 septembre 2002, lorsqu’une tentative de coup d’Etat a lieu simultanément dans les villes d’Abidjan (sud), de Bouaké (Centre) et de Korhogo (nord). Cette mutinerie met alors en lumière le sort des populations du nord.

Celles-ci sont exclues de la citoyenneté dans ce processus de redéfinition identitaire et soutiennent la rébellion en mettant en cause le principe d’ivoirité et en réclament la nationalité ivoirienne. Le pays se scinde alors en deux : le nord occupé par la rébellion, qu’on appellera plus tard les Forces nouvelles, et le sud contrôlé par le gouvernement et ses forces armées. Après plusieurs accords de paix, les accords de Ouagadougou en mars 2007 semblent promettre la fin des combats. Néanmoins, un regain de tension a lieu après l’élection présidentielle de 2010 lorsque Laurent Gbabgo, président sortant, s’accroche au pouvoir. Des affrontements ont lieu contre le camp d’Alassane Ouattara, président élu par le peuple et reconnu par la communauté internationale. Au total, ces combats font 3 248 morts et durent 5 mois. L’arrestation de Gbabgo le 11 avril 2011 met fin à la crise ivoirienne et permet à Ouattara d’être proclamé président de la République ivoirienne.

Les lignes de divisions du pays durant la crise ivoirienne (2002-2011) (© Jeune Afrique)

La politisation du football et ses usages partisans

Sport populaire par excellence, le football prend une place importante en Côte d’Ivoire et n’échappe évidemment pas à ce clivage nord/sud. Miroir grossissant des enjeux centraux qui traversent la société ivoirienne, la question identitaire a pris également part sur le gazon. Le football constitue dès lors un champ d’affrontement politique entre le gouvernement et l’opposition dans la lutte pour la quête du pouvoir. Ce phénomène est ancien et les liens entre football et politique sont connus de tous quand on sait que la plupart des responsables sportifs du pays ont également occupés des postes politiques de haut rang. Mais le symbole de cette politisation du football en Côte d’Ivoire restera la demi-finale de Ligue des champions 2009 qui a opposé Chelsea au FC Barcelone. Cette affiche européenne paraît anodine pour un pays d’Afrique. Pourtant ce match cristallise l’attention de la nation tout entière et permet de mettre en lumière les tensions identitaires au cœur du conflit ivoirien. En effet, deux hommes font l’objet de tous les regards : Didier Drogba du côté des anglais et Yaya Touré du côté des espagnols. Le premier est chrétien originaire du Sud-Ouest et le second musulman né dans le nord. Avant même le match aller, la RTI (Radiodiffusion Télévision Ivoirienne) rattachée directement à l’Etat, appelait tout son public à soutenir l’équipe de Drogba, considéré comme le seul véritable ivoirien sur la pelouse. Cette communication tend à raviver les divisions au sein d’un pays dans lequel le climat semblait pourtant s’apaiser et remet au goût du jour les questions sur l’ivoirité. Au terme d’un match retour au décisions arbitrales discutables, c’est le FC Barcelone, futur champion d’Europe, qui se qualifie grâce au but à l’extérieur.

Didier Drogba (gauche) et Yaya Touré (droite) sous les couleurs de leur sélection (© afrik-foot.com)

Cette victoire a permis aux ressortissants du nord du pays de défiler dans les rues pour fêter son représentant proclamé. La mobilisation est d’autant plus forte quelques semaines plus tard lorsque Yaya Touré est venu présenter la « coupe aux grandes oreilles » à Abidjan. Il s’agit pour les populations discriminées du nord et leurs représentants politiques d’un véritable moyen de promouvoir leurs droits et de faire entendre leurs revendications. Si le résultat de ce match fait l’objet d’une récupération politique de la part d’un camp, l’autre ne se fait pas prier pour répliquer. Ainsi c’est le chef de l’Etat, Laurent Gbagbo, qui est à l’initiative de l’invitation du joueur à ramener la coupe au pays. Bien que cette décision puisse paraître de circonstance, le président cherche par ce biais à se positionner comme rassembleur et à l’écoute de l’opinion en fêtant le barcelonais tel un héros national. Cet épisode montre ainsi que le football représente un véritable moyen pour les différents partis au conflit de tirer profit des tensions existantes et de porter sur le devant de la scène ses idées. Il s’agit ici de voir le football comme un instrument de mobilisation dans les politiques de l’identité. Ainsi, bien que ces usages soient porteur de division dans la société, la sélection nationale nous montrera que le football sert aussi à soutenir des valeurs unificatrices.

Le football, vecteur de paix ?

L’image est forte, les mots le sont d’autant plus. La qualification de la Côte d’Ivoire pour le mondial 2006 est mémorable pour tous les fans de football. D’une part car il s’agit de la première fois de leur histoire que les Éléphants ivoiriens participeront à une phase finale de coupe du monde. D’autre part car l’après-match restera comme le symbole du rôle politique qu’a endossé ces « éléphanteaux » durant cette période. Pour rappel, on joue la dernière journée des éliminatoires de la zone Afrique. Pour se qualifier la Côte d’Ivoire n’est pas maître de son destin, elle doit venir à bout du Soudan quand de son côté le Cameroun doit être tenu en échec par l’Egypte. Ce 5 octobre 2005 à Khartoum, toutes les étoiles s’alignent pour ravir le pays tout entier. C’est pendant ce moment de joie collective que les joueurs, avec à leur tête Didier Drogba, décident de filmer une vidéo dans le vestiaire. Ce dernier prend le micro et s’adresse aux ivoiriens « du nord et du sud, du centre et de l’ouest » mais surtout aux élites politiques du pays : « s’il vous plait déposez tous les armes, organisez les élections et tout ira mieux ».

À genoux, c’est un appel au calme et à la paix que font les joueurs. Cette scène marque le basculement de cette équipe de la sphère footballistique à la sphère politique. Ce discours est d’autant plus fort que la sélection nationale regroupe des ivoiriens de toutes les ethnies, peu importe leur religion ou leur région d’origine. Ainsi, les oranges et verts se positionnent en tant que représentants de la nation et montre que le football peut être le vecteur d’un message d’unité et de réconciliation pour le pays. En effet, le onze national est le seul sujet autour duquel les ivoiriens peuvent s’entendre à l’heure où les tensions sociales sont toujours vives. Lorsque l’équipe joue, le peuple entier s’unit pendant 90 minutes et soutien ses champions. Ainsi, lorsque les résultats sportifs suivent, cela permet d’impulser un élan de partage des idéaux de solidarité, de cohabitation et de paix.

En ce sens, la qualification pour la Coupe du monde 2006 a permis de calmer les tensions et d’entamer une trêve. Le processus de paix engagé, la signature des accords de Ouagadougou en 2007 laisse présager une possible sortie de crise. Ce climat de réconciliation nationale s’est perpétué avec au premier plan les différentes mobilisations de la sélection : en avril 2007, le capitaine Didier Drogba se déplace dans le fief des rebelles à Bouaké pour y présenter son trophée de ballon d’or africain. Le 14 novembre 2009, l’ensemble des joueurs nationaux, qu’ils soient musulmans ou chrétiens, vont prier dans différents lieux de cultes telle que la paroisse « la Tendresse » à Abidjan pour leur match contre la Guinée (qualification Coupe du Monde 2010). Il est clair que l’ensemble de ces actions a redonné de l’espoir à tout le pays. Dès lors, les Éléphants constituent un nouvel acteur à part entière dans le champ politique du pays. Le football comme terrain de la parole politique a servi de moteur de réconciliation dans un pays socialement fracturé.

Didier Drogba en tour d’honneur dans le stade de Bouaké après la victoire contre Madagascar (Qualification CAN 2008) (© : Times of Malta)

« D’une certaine façon, il est clair aujourd’hui que le football a le potentiel de rassembler la nation. » (Sabri Lamouchi). Il est vrai qu’après chaque championnat remporté, chaque coupe soulevée, chaque match gagné, les scènes de liesses sont significatives de cette force populaire que représente le football. Ce constat témoigne des vertus fédératrices du ballon rond et du sport en général. En ce sens, ce récit autour de la Côte d’Ivoire est un cas d’école. Il met en lumière les différents chevauchements du football et de la politique. D’une part les usages partisans qui sont fait du football conduisent à une forte politisation de ce sport. D’autre part le football peut constituer un levier à la pacification et à l’union d’un peuple entier en temps de trouble politique.

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