Istanbul Basaksehir, le joyau d’Erdogan ?
Créé en 1990 et au bord de la disparition en 2014, Istanbul Basaksehir a su se ressaisir et devenir une des places fortes du football stambouliote. Récent dauphin de Galatasaray pour la deuxième année consécutive, le club occupe une position à part dans le monde du football turc. Sans véritables supporters mais avec un fort lien entretenu avec Erdogan, comment Istanbul Basaksehir a-t-il pu s’imposer et quelles sont ses perspectives d’avenir ?
Le football est, de notoriété publique, l’une des passions d’Erdogan. Ancien joueur semi-pro durant sa jeunesse, l’actuel président turc aurait pu porter les couleurs du club mythique de Fenerbahçe si son père ne s’y était pas opposé. Direction l’université de Marmara donc, à l’aube d’une carrière politique qui débuta doucement. À cette époque, Recep Tayyip Erdogan n’aime pas suive les sentiers battus. Alors que ses camarades de promotion supportent naturellement Galatasaray, Fenerbahçe ou Besiktas, Erdogan continue de soutenir le club dans lequel il joue : celui de son quartier de Kasimpasa. Rugueux sur le terrain et ayant déjà construit ses idées sur le plan politique, le jeune étudiant acquiert le surnom de « imam Beckenbauer », comme le démontre un reportage diffusé 26 mai 2017 sur France 2. Décrit comme un bon joueur dans ce même documentaire, Erdogan effectua l’intégralité de sa modeste carrière à Kasimpasa. Alors semi-professionnelle, l’entité sportive s’est consolidée au point d’être désormais solidement installée en première division.
Pour autant, le chef de l’État turc semble avoir pris ses distances avec son quartier d’enfance. Si le stade de Kasimpasa porte depuis 2014 son nom et arbore fièrement son portrait (voir photo), Erdogan semble avoir jeté son dévolu sur un autre club de la ville, aujourd’hui nommé Istanbul Basaksehir. Créé en 1990 par la mairie d’Istanbul, le club alors nommé Istanbul BB évolue dans un premier temps dans les divisions inférieures. La nouvelle équipe est à l’époque décriée par une partie de l’opinion publique. En effet, elle se permet le luxe de contourner une loi turque interdisant aux sections sportives d’utiliser le nom de la ville dans laquelle elles sont situées – c’est pourquoi de nombreux clubs omnisports utilisent le suffixe -spor pour distinguer leur identité, comme Trabzonspor ou Bursaspor.
Ce traitement de faveur a très certainement été permis grâce au lien du club avec la mairie d’Istanbul. Restée entre les mains du principal parti conservateur du pays (Parti de la Vertu devenu en 2002 Parti de la Justice et du Développement), celle-ci entretient une relation de complicité toute particulière avec Istanbul BB. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le nom total du club signifie en français « Club des Sports de la Municipalité Métropolitaine d’Istanbul ». Ainsi, les pouvoirs publics financent le club et le font vivre. Il suffit de jeter un oeil à l’historique des présidents du club pour s’apercevoir que celle-ci ressemble comme deux gouttes d’eau à celle des maires d’Istanbul. En effet, tout maire élu par le peuple stambouliote remportait en même temps le droit de présider Istanbul BB, qu’il dispose ou non de compétences. C’est ainsi que Recep Tayyip Erdogan, maire de la ville entre 1994 et 1998, a été durant le même laps de temps président du club. Une période loin d’être faste pour Istanbul BB, qui végétait alors entre la deuxième et la troisième division, mais qui a néanmoins pu amorcer un véritable lien affectif entre l’homme politique et le club.
Le club obtient sa montée en Süper Lig en 2007, puis parvient à se stabiliser au plus haut niveau durant quelques saisons. Relégué en deuxième division en 2014, il obtient la montée haut la main dès la saison suivante. Or, la montée conjuguée à de nouvelles ambitions sportives rend la gestion du club beaucoup plus onéreuse pour une municipalité désireuse d’effectuer quelques économies. Celle-ci lâche donc Istanbul BB à quelques investisseurs proches de l’AKP – en premier lieu la chaîne d’hôpitaux Medipol, dont le patron n’est autre que le médecin personnel d’Erdogan. Ces derniers décident de l’installer dans le quartier de Basaksehir dont le club prend le nom. Une stabilisation géographique nécessaire pour un club auparavant sans identité fixe, d’autant que la localisation n’est pas choisie au hasard.
Situé à plus de trente kilomètres de l’hyper-centre d’Istanbul, le quartier de 200 000 habitants est décrit comme étant l’un des « futurs pôles structurants » de la ville par l’urbaniste Jean-François Pérouse. Surtout, le profil sociologique et politique type des habitants est conforme à l’influence exercée par les pouvoirs publics sur le club : 54% des électeurs ont apporté leur soutien à l’AKP lors des élections municipales de 2019. Un quartier tranquille en outre, qui l’est peut-être trop : en dépit de ce potentiel démographique, les affluences du nouveau stade Fatih Terim restent bloquées à un peu moins de 3000 spectateurs par match. Difficile en effet de fidéliser un public alors que le club n’avait pas d’identité ni de quartier fixe avant 2014, et alors que les trois autres clubs stambouliotes sont tous centenaires, et ont été créés avant même que l’État turc n’existe.
D’une capacité de 17 000 places, ce stade Fatih Terim semble représenter à merveille les liens entre le désormais nommé Istanbul Basaksehir et les pouvoirs locaux. Construite par Kalyon Group, un conglomérat proche du pouvoir, l’enceinte a été financée par le groupe Medipol, dont les liens avec Erdogan ont été énoncés plus haut. Au cours de son inauguration en 2014, le chef de l’État n’a ainsi pas hésité à arborer fièrement la tunique orange d’Istanbul Basaksehir, de sorte à montrer à toute la Turquie que « son » club compte désormais occuper une place de choix. Auteur d’un triplé face à une défense qui ne semblait pas vraiment concernée, Erdogan a monopolisé l’attention des caméras au cours de cet évènement, montrant une fois de plus son affection pour le club.
Cette fois-ci, plus de doute : le club est bien lié au pouvoir, qui ne s’en cache désormais plus. Comme le souligne un grand observateur du football turc couvert d’anonymat, « la réussite de Basaksehir est en grande partie due à Erdogan ». Le président du club, Göksel Gümüşdağ, a par exemple épousé la nièce de la première dame. « C’est une certitude de dire que le vrai président de Basaksehir est Erdogan », poursuit cet observateur. La revue Jeune Afrique indique par exemple que le dirigeant turc a fortement influencé les dirigeants d’Istanbul Basaksehir pour proposer une prolongation de contrat à Emmanuel Adebayor, buteur du club depuis 2017. Le Togolais fait ainsi partie des nombreuses stars à avoir rejoint l’équipe ces deux dernières saisons, comme Gaël Clichy, Robinho ou encore Arda Turan, véritable idole en Turquie et fidèle soutien d’Erdogan.
Une politique de recrutement qui contraste cruellement avec celles appliquée par les autres clubs turcs. En effet, alors que Galatasaray, Besiktas ou Fenerbahçe renoncent peu à peu à l’achat d’anciennes vedettes ayant joué dans les plus grands clubs européens, Istanbul Basaksehir se montre très friand de ce genre de transferts. En d’autres termes, le club entraîné par Abdullah Avcı ne connaît pas la crise, et l’effondrement de la livre turque ne semble pas impacter outre mesure sa direction administrative. La bonne santé du club ne se limite d’ailleurs pas à l’aspect économique, puisqu’Istanbul Basaksehir vient de clôturer la plus belle saison de sa courte histoire, terminant le championnat à deux petits points de l’ogre Galatasaray. L’équipe va disputer le troisième tour de qualification à la Ligue des Champions, et pourrait de nouveau sortir le chéquier en vue d’un mercato animé.
Le portrait dressé fait ainsi état d’un avenir semble-t-il radieux pour Istanbul Basaksehir, entre croissance sportive et économique. Après des débuts laborieux, le club semble peu à peu avoir trouvé sa place sur l’échiquier footballistique turc au point de talonner les plus grandes équipes. Cependant, une inconnue pourrait venir changer la donne en vue des prochaines échéances sportives. Si nous avons vu que la mairie possède une influence notable sur le club, il se pourrait très vite que cette tendance change significativement.
En effet, les élections municipales turques organisées le 31 mars dernier ont livré leur verdict et couronné Ekrem Imamoglu, candidat de centre-gauche, nouveau maire d’Istanbul. Une alternative à l’AKP après un quart de siècle de mainmise sur la mairie ? Pas si sûr, puisque le candidat proche d’Erdogan a déposé un recours devant le Haut comité électoral dans le but d’invalider l’élection. Celui-ci a validé la requête par sept voix contre quatre, et a décrété la tenue d’un nouveau scrutin le 23 juin prochain. On connaîtra à cette date l’identité du futur maire stambouliote, et donc d’une certaine manière une partie de l’avenir d’Istanbul Basaksehir.