En Syrie, le beau jeu au service d’une odieuse réalité

« Le football, c’est la guerre sans les coups de feu ». La formule de George Orwell trouve tout son sens dans la guerre civile syrienne. L’opposition entre partisans et opposants au régime de Bachar al-Assad a en effet conduit ce dernier à enchâsser le football dans l’arène politique. Avec le soutien tacite de la FIFA, le régime cherche manifestement à profiter des succès de l’équipe nationale pour servir sa propagande et offrir au monde l’image d’une équipe unie comme sa population et dévouée à son président.

À Sarmada, dans le nord-ouest de la province d’Idlib, le ciel est capricieux en ce 2 janvier. Des enfants ont tout de même décidé de braver le froid, la pluie et la boue pour jouer au ballon à l’occasion d’un match organisé par des activistes syriens. La parenthèse qu’offrent les sourires des participants et des spectateurs est toutefois vite rattrapée par l’urgence du contexte. Réfugiés dans des camps à l’intérieur du territoire syrien, ils vivent dans des tentes après avoir fui la violence qui déchire le pays depuis le début de la guerre civile il y a neuf ans.

Cette image n’est qu’une illustration parmi d’autres du sort de millions de civils, devenus les victimes d’un régime coupable de crimes contre l’humanité. Comme les activistes à l’origine de la rencontre, le gouvernement de Bachar al-Assad sait que le football, sport le plus populaire en Syrie, a la capacité de rassembler les Syriens de tous bords autour d’une même équipe, d’un même drapeau, voire d’une même figure. En somme, de donner au monde l’illusion d’un pays uni derrière son président alors qu’il représente, pour des millions d’entre eux, la cause de tous ses maux.

2 janvier 2020. Des enfants syriens participent à un match de foot au sein d’un camp de déplacés. © Abdulaziz Ketaz/AFP. 
La responsabilité morale de la FIFA

La FIFA est bien consciente que de nombreux chefs d’États utilisent le sport, et notamment le football, pour soutenir leur politique et améliorer leur image. Dans leur logique, onze joueurs représentant leur nation et opposés à onze autres joueurs d’un pays différent sont capables d’emballer les foules et de stimuler le patriotisme, sinon le nationalisme. Alors, pour garantir l’indépendance des compétitions internationales du monde politique, elle interdit toute forme d’interférence politique au sein des associations nationales membres sous peine de suspension des compétitions internationales. La sanction n’est pas exceptionnelle – elle a été appliquée à vingt reprises – mais l’impunité dont jouit la Syrie montre toute l’hypocrisie de la fédération.

Depuis 2015, pourtant, les faits sont accablants. « Le gouvernement syrien utilise les athlètes et les activités sportives pour soutenir sa répression brutale », selon Anas Ammo, un journaliste sportif alépin qui suit les violations des droits de l’homme que peuvent subir les sportifs syriens. Il estime que le gouvernement syrien a abattu, bombardé ou torturé à mort au moins 38 joueurs des deux premières divisions professionnelles et une dizaine de joueurs des divisions inférieures.

Ne souhaitant pas représenter un régime qu’ils considèrent illégitime, un certain nombre d’internationaux se sont éloignés de la sélection. C’est le cas d’Abdel Basset Sarout, le gardien de l’équipe syrienne U20, devenu une figure prééminente de l’opposition en 2012 jusqu’à sa mort en 2019. D’autres joueurs ont quitté le pays, comme l’ailier Firas al-Ali la même année ou Mohammed Jaddou, en 2015. Le défenseur Jihad Qassab, lui, ne peut plus témoigner : il a été torturé à mort dans la prison de Saidnaya, au nord de Damas, en 2016.

La perspective d’une participation à la Coupe du monde 2018 a en effet motivé le régime à user des pires méthodes pour constituer une équipe politiquement alignée sur sa propagande. Mosab Bahlous, actuellement le gardien le plus capé de la sélection, a par exemple été emprisonné pour avoir aidé les mouvements d’opposition au régime dans les premiers mois des soulèvements. Il n’a été relâché qu’après avoir publiquement annoncé son soutien à Bachar al-Assad.

Le cas de Firas al-Khatib est encore plus cruel. Star nationale, considéré par certains comme le meilleur attaquant de l’histoire de la sélection, il a décidé de boycotter l’équipe en juin 2012 en signe de protestation contre la répression brutale menée par le régime à Homs, sa ville natale. En 2017, il est revenu sur ce choix pour des raisons qu’il garde fébrilement pour lui. Après six années sans être retourné chez lui et sans voir sa famille. De plus, son père, malade, ne pouvait quitter le pays. Il souhaitait simplement revoir les siens, même si cela signifiait alors jouer pour une équipe qui représente un régime responsable de crimes contre l’humanité à l’égard de sa propre population et mettre de côté ses opinions politiques.

Firas al-Khatib, meilleur buteur de l’équipe syrienne, a annoncé sa retraite en 2019. © AFC.          
Gagner pour le président

Lors de la campagne qualificative pour le mondial 2018, qui a démarrée en 2015, les performances de l’équipe syrienne forcent le respect. Sur le plan purement sportif, l’histoire est belle. Sans argent, sans certains de ses meilleurs joueurs, sans domicile – la Syrie ne pouvant garantir la sécurité des sélections étrangères, l’équipe nationale est contrainte de jouer à Oman puis en Malaisie – et donc sans supporters dans les stades, elle atteint tout de même les barrages, qu’elle perdra finalement aux pénaltys face à l’Australie après 120 minutes rocambolesques. 

Mais en Syrie la politique a pris le pas sur le sport. Les Aigles de Damas, comme sont surnommés les internationaux syriens, ne représentent malheureusement pas le visage d’un pays uni mais bien celui d’un dictateur impitoyable. Fajr Ibrahim, leur coach de janvier 2015 à mars 2016, s’en accommode sans scrupules. Accompagné de son milieu de terrain Osama Omari, ce dernier a par exemple jugé opportun de porter un t-shirt imprimé du visage de Bachar al-Assad lors d’une conférence de presse d’avant-match, en novembre 2015, et de déclarer : « Notre président suit chacune de nos rencontres et nous soutient. Nous jouons pour notre pays, et pour lui aussi ». Et comme si cela ne suffisait pas, il a ajouté être fier de son président. « Il combat tous les groupes terroristes du monde, c’est le meilleur homme du monde ».

Le sélectionneur syrien, Fajr Ibrahim (au milieu) et le milieu de terrain Osama Omari (à droite), lors d’une conférence de presse d’avant-match en novembre 2015. © The New Paper

Dans un pays où des milliers de personnes ont été torturées et tuées pour s’être opposées à Assad, il est impossible de connaître avec exactitude la sincérité des déclarations des différents membres de l’équipe syrienne et leur éventuelle loyauté au régime. D’après Anas Ammo, certains joueurs sont forcés de jouer car des membres de leur famille ont été arrêtés ou tués par le gouvernement. Firas al-Khatib est peut-être de ceux-là. Deux joueurs portent le maillot syrien par crainte que le régime ne leur retire leur passeport, ce qui les empêcherait de jouer à l’étranger. Le reste est fidèle au pouvoir.

L’équipe nationale syrienne, de faux-airs d’oasis de paix 

Alors que l’armée syrienne a réquisitionné des stades pour s’en servir de base militaire, comme celui des Abbassides à Damas, et alors que la répression du régime a poussé à l’exil plus de cinq millions de civils et torturé ou tué plusieurs milliers d’entre eux dans ses prisons, le football n’a plus d’importance. Pourtant, l’équipe nationale syrienne continue de faire rêver une partie de la population. Après l’épopée pour le mondial 2018, c’est la Coupe d’Asie 2019 qui suscite l’enthousiasme. Cette dernière, comme la fédération de football, souhaite désormais dissocier complètement le football et la politique. Bien qu’il serve à masquer les crimes du régime à l’égard de sa propre population et de ses athlètes, ce discours est repris par un certain nombre de personnes, notamment sur internet. Se balader deux minutes dans les commentaires du reportage de DW Kick Off! L’équipe nationale syrienne : Team Syrie ou Team Assad ? suffit à prendre la mesure du phénomène. « Le seul qui mélange politique et football est ce journaliste » ; « Votre reportage n’est pas sur le sport mais sur Monsieur le Président, l’homme qui nous a tous sauvé de la pire vague de terrorisme de l’histoire récente. Nous sommes fiers de notre équipe, de notre armée et de notre président ».

Bachar al-Assad, en photo avec l’équipe nationale syrienne, après la qualification manquée pour la Coupe du monde. © EPA

En bref, le journaliste est accusé de propagande occidentale contre l’équipe syrienne, les Syriens et la Syrie. Ce sont pourtant les joueurs eux-mêmes et la fédération syrienne qui, au départ, se sont servis des compétitions internationales comme d’une plateforme politique pour soutenir Bachar al-Assad. Démontrer le lien entre les deux est donc nécessaire, si ce n’est évident.

Alors que représentent réellement les Aigles de Damas ? Une source de joie pour une population épuisée par la guerre, sans doute. Un moyen de renouer avec un passé plus glorieux, pourquoi pas. Reste que 38 joueurs sont morts pour s’être opposés au gouvernement, comme près de 500 000 Syriens, et qu’aucune victoire sur un terrain de football ne fera oublier l’horreur des attaques chimiques et autres crimes de guerre qu’a commis le régime de Bachar al-Assad contre sa propre population.

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