Le football en Afrique portugaise : de l’exclusion coloniale du noir à la libération nationale

Le football est un miroir de la société. Un voyage historique passant par les terrains de football en Angola, Guinée-Bissau, Mozambique et au Cap Vert nous permet de mieux comprendre comment ce sport a à la fois été instrumentalisé par l’administration impériale portugaise, affirmant la domination coloniale, puis utilisé comme outil pour la libération des peuples africains. 

Le football est un excellent laboratoire sociologique et les dynamiques des sociétés s’accentuent sur les terrains. Les passions sociales et politiques, normalement refoulées par un langage qui tolère de moins en moins ouvertement la discrimination, fleurissent dans les cris racistes des supporters. Le football, comme d’autres activités, nous permet de confirmer que nous vivons encore dans une société raciste, malgré la fin du colonialisme. Et c’est justement ce caractère amplificateur du sport qui fait de ce sport un excellent outil d’analyse pour comprendre le colonialisme portugais. 

Le football en colonie lusophone : miroir d’une société de ségrégation

La structure sociale coloniale des territoires portugais en Afrique suivait un schéma identique à celui adopté par d’autres pays européens. En Angola, au cours des quatre siècles de colonisation (1575-1975), la société était divisée entre colons blancs (3,6% de la population – généralement propriétaires des grandes entreprises européennes en colonie ou fonctionnaires), les élites locales de couleur (les « assimilés » – 0,7% de la population), et les indigènes, soit le reste de la population de couleur, socialement invisible et exclue de toute pratique civique. Ces assimilés, qui jouissaient d’un statut confortable au sein de la société coloniale, cherchaient à se démarquer face à la population indigène, qui était souvent employée dans les travaux manuels et n’adoptait pas les codes culturels européens. La pratique sportive a souvent été une tentative d’adhésion aux valeurs européennes et de rapprochement des colons. 

Jusqu’aux années 1920, la cohabitation entre assimilés et colons dans les clubs sportifs est pacifique. Mais le gouvernement portugais démontre un intérêt toujours croissant pour le développement de l’économie en Angola, envoyant de nombreuses familles portugaises dans la colonie. Avec cette forte vague migratoire, les postes publics sont attribués aux nouveaux colons et les élites locales perdent de plus en plus de prestige social, les menant à leur progressive exclusion des lieux de loisir.

Dans la capitale, l’Atlético de Luanda est fondé en 1924 par les familles locales les plus influentes après leur expulsion du club Naval, devenu un espace encore plus restreint à l’élite blanche. La ségrégation s’accentue lorsque ces élites locales sont obligées de créer en 1925 l’Association de Football de Luanda, après avoir été écartées de la Ligue de Football de Luanda. Les assimilés et les blancs ne jouent ainsi plus ensemble. Quant aux indigènes, ils sont complètement écartés des espaces de loisirs, et empêchés aussi bien légalement que matériellement de créer des associations. Leur pratique sportive se développe alors de manière marginale, en dehors des clubs.

La ségrégation s’accentue avec l’arrivée à la tête de l’État portugais de Antonio de Oliveira Salazar en 1926. Il assume le contrôle intégral du gouvernement dictatorial du Estado Novo (1933-1974) et place la nécessité du maintien de l’empire colonial au cœur de la politique portugaise. Pour Salazar, la grandeur de sa nation vient de l’ampleur de son empire. De plus, dans le contexte du crash boursier de 1929, tous les empires européens se retournent vers leurs colonies afin de surmonter la crise, entraînant une intensification de l’exploitation de la main d’œuvre forcée en territoire colonial.

Affiche de propagande salazariste. ©PORTUGAL. Secretariado da Propaganda Nacional
Construction d’une identité impériale

Avec la fin de la Seconde Guerre mondiale et la défaite de l’alliance fasciste, la pression internationale exercée sur le Portugal s’accentue. L’image conservatrice et autoritaire du régime de Salazar représente alors un obstacle diplomatique pour le pays. Le Portugal n’est admis au sein de l’ONU qu’en 1955, dix ans après la création de l’organisation. L’ambition de Salazar est alors de prolonger autant que possible la puissance de l’empire portugais, même si la décolonisation est en marche partout ailleurs. 

Salazar profite du fait que son pays soit moins riche que la France ou l’Angleterre pour adoucir l’image de la colonisation portugaise. Selon le discours officiel, le Portugal est moins puissant parce qu’il a moins exploité ses colonies que ses voisins. Cette thèse rencontre sa version officielle au sein de l’Académie brésilienne par le sociologue Gilberto Freyre. Elle est très vite acceptée et incorporée par les élites blanches brésiliennes. Elles-mêmes avaient intérêt à ce qu’on diminue l’importance de la colonisation et leur soutien à cette idée augmente d’autant sa légitimité, collaborant à la tentative d’effacement des maux de la colonisation portugaise.

La presse, bras droit de Salazar, a fortement contribué à l’effort de construction d’une unité et identité impériale luso-tropicale. Dans les journaux, la figure de l’homme noir est de plus en plus associée à la communauté portugaise. Le régime et la presse officielle défendent le fait que le Portugal ne possède pas de colonies mais des provinces ultramarines, où régnerait l’égalité, notamment raciale. Formellement, les colonies passent au statut de provinces, mais, dans la pratique, l’oppression coloniale reste inchangée. Les communautés indigènes continuent d’être exploitées par la puissance coloniale, le travail forcé reste une réalité pour la majorité de la population noire en colonie dans la mesure où tous les aspects structurels de la société coloniale sont maintenus. 

Affiche de propagande salazariste. ©PORTUGAL. Secretariado da Propaganda Nacional
L’instrumentalisation du sport

L’importance du sport dans le développement du sentiment national est un phénomène très connu et étudié par le grand historien britannique Eric Hobsbawm. La facilité avec laquelle des hommes, moins politisés et écartés de la sphère publique, s’identifient à la nation à travers le sport, explique son instrumentalisation dans la fabrication d’un sentiment national. 

La communauté imaginée de millions de gens semble plus réelle quand elle se trouve réduite à 11 joueurs dont on connaît les noms.

Eric Hobsbawn, Nations et nationalismes depuis 1780.

Les années 1950 marquent le retour des équipes sportives multiraciales. Les Coupes Salazar entre assimilés et colons sont inaugurées dans les colonies portugaises. Certains clubs africains sont même invités à participer à la ligue principale de la métropole. Le football complétait le triptyque du Triple F, avec le Fado (genre musical) et Fátima (catholicisme). Ces trois institutions sociales ont été les principaux outils de propagande du régime salazariste.

Bien que Salazar supporte le Sporting Portugal, il profite des bons résultats du Benfica et associe son image à celle du club. Eusébio, le meilleur joueur de l’équipe, encore considéré comme le meilleur athlète passé par le club, est mozambicain. C’est alors une idole des foules portugaises, au talent footballistique incomparable. Il contribue à la grande campagne portugaise lors de la Coupe du monde 1966 en inscrivant neuf buts en six matchs, et permet à l’équipe nationale de terminer en troisième position, performance jamais égalée depuis par la Seleção. Jouant plus de quinze ans pour Benfica et marquant plus de 600 buts sous ce maillot, Eusébio devient l’une des marques de l’identité nationale portugaise. Son image est instrumentalisée par Salazar pour promouvoir l’unité de l’Empire. Le joueur lui-même exprime souvent sa fierté d’être portugais. Eusébio a un impact tellement fort dans l’imaginaire collectif lusophone qu’un tiers de la population angolaise continue de supporter le Benfica.

Eusébio dans les années 1960

Pour Salazar, le grand inconvénient de l’intégration de l’homme noir dans l’imaginaire national portugais est l’accélération des demandes indigènes de reconnaissance sociale.  Ainsi, le développement du milieu sportif africain sert également à affirmer les capacités intellectuelles du joueur indigène pour mettre en avant l’urgence de sa reconnaissance institutionnelle. En jouant au football, le joueur indigène fait preuve d’assimilation à la culture européenne. De plus, le football est alors vu comme une activité intellectuelle, un bon joueur devant être créatif. Ainsi, le sport a permis à l’indigène de s’affirmer en tant qu’être créatif, et pas seulement instinctif, doté d’un fort raisonnement mental et capable de travailler en équipe.

Le spectacle salazariste : la visite du Sporting aux colonies

À la fin de la saison de 1953/1954, le Sporting, club de Salazar, participe à des matchs amicaux en Angola et au Mozambique. Pour le président du club, Carlos Mota, procureur de l’Estado Novo et ancien membre de la Légion Portugaise, milice officielle du gouvernement de Salazar, la visite du Sporting est un projet de propagande politique. Ainsi, la tournée est soigneusement préparée par l’administration dictatoriale, Carlos Mota envoyant des rapports à chaque passage. 

Il affirme dans ses discours que le Sporting n’est pas un club de la métropole puisque ses athlètes portent les valeurs d’outre-mer. À Luanda, Mota affirme à la presse locale que son club est « très portugais » parce que ses principaux joueurs viennent de Macao, du Mozambique et d’Angola. La figure de l’homme noir est incorporée de manière opportuniste dans l’imaginaire collectif portugais, même si dans la pratique, aucune politique de soutien au développement n’est mise en pratique. Les chroniques du dirigeant pour le Mundo Desportivo, principal journal de sport de Lisbonne, assument le rôle fondamental de création de l’imaginaire colonial pour le lecteur métropolitain. Les matchs ne sont pas résumés, et peu importait le score. L’important étant que « les Africains, de tout âge, hommes, femmes et enfants, agitaient les drapeaux et chantaient ensembles : “Sporting ! Sporting ! Vive le Portugal” ». 

La tentative de cacher les maux de la colonisation à travers le sport est bien évidemment vouée à l’échec. Le contexte politique de voyage du Sporting est dramatique. Un an avant l’expédition, plus d’un millier de travailleurs de São Tomé-et-Principe sont morts, victimes de la répression coloniale. L’épisode, connu comme le Massacre de Batepá, a des répercussions dans toutes les colonies portugaises. Lorsque l’équipe du Sporting arrive au Mozambique en juin 1954, le contrôle des territoires portugais en Inde est menacé par des attaques de groupes nationalistes de l’Union indienne. Si la visite du Sporting est une tentative de renforcer le lien avec la métropole, elle n’est pas capable de freiner l’effervescence politique des mouvements nationalistes.

La décolonisation

En février 1961 éclate la guerre coloniale en Angola. En décembre, le Portugal connait sa première défaite militaire. En 1963, motivés par les victoires angolaises, les groupes de libération en Guinée prennent les armes. En 1964 c’est au tour des Mozambicains.

Débarquement de soldat portugais à Luanda

Les leaders nationalistes cherchent alors dans les associations sportives pour indigènes la possibilité d’engager les populations locales dans la lutte de libération et de contourner la censure salazariste. En 1954, Amílcar Cabral, futur leader du mouvement anticolonial au Cap Vert, décide de fonder une association sportive pour les indigènes. Les autorités coloniales l’en interdisent. Le révolutionnaire utilise cet épisode pour montrer aux jeunes noirs que, sous le joug de l’impérialisme portugais, ils ne seront jamais libres.

Le sport est mobilisé comme outil de prise de conscience nationaliste par les indépendantistes. Plusieurs joueurs cap-verdiens sont recrutés. Le sport leur a appris la solidarité entre équipe, la lutte armée leur apprend la solidarité nationale. De grands dirigeants politiques de Guinée-Bissau sont footballeurs, notamment le premier président du pays après l’indépendance : Nino Vieira. La massification de la pratique sportive est alors au cœur du programme éducatif postrévolutionnaire.

Caricature de José Carlos Sousa Veloso, représentant Amílcar Cabral et sa passion pour le sport

La mort de Salazar en 1970 s’accompagne des derniers souffles du colonialisme portugais. La guerre coloniale, plus de dix ans après son début, devient de plus en plus impopulaire. Les soldats portugais sont démotivés et se solidarisent avec les combattants africains. La chute de l’Estado Novo est orchestrée par les militaires portugais en Guinée, fatigués des combats coloniaux. La re-démocratisation du Portugal trouve ses racines dans les conflits du continent africain, la fin du colonialisme est célébrée par le peuple portugais. 

Avec la transition de régime, les anciens ennemis abandonnent les armes et les activités sportives sont rétablies. Militaires portugais et combattants indépendantistes africains, auparavant ennemis, maintenant simples adversaires, s’affrontent pacifiquement sur les terrains. La Guinée connait l’un des processus de pacification les plus pacifiques de l’histoire de la décolonisation mondiale. Si le football n’est pas la raison historique de ces accords de paix, il est pour autant un langage commun tant aux soldats portugais qu’aux révolutionnaires guinéens, les deux groupes unis par la passion pour le sport d’Eusébio.