Pinochet et Colo-Colo : rapports ambigus sous fond(s) opaque(s)

Le 23 janvier 2002, le club vedette de Santiago est déclaré en faillite, acculé par les défauts de paiement. La situation dramatique d’un club légendaire et précurseur du football chilien rythme la trame politico-sociale du pays. Le club remporte néanmoins le tournoi de clôture la même année, comptant sur une afición fidèle et des canteranos solides (dont l’efficace doublette Manuel Neira-Ignacio Quinteros), preuve s’il en est de l’ancrage profond de l’identité de Colo-Colo au sein de la société chilena.

Colo-Colo, un géant du football national garant de la stabilité politique

Colo-Colo a vu son histoire jalonnée de crises, l’une d’elle étant à l’origine même de sa création, en 1925. Le Deportes Magallano, club de San Bernardo, une commune proche de la capitale, essuie alors une grave crise institutionnelle. Cette crise pousse un groupe de jeunes joueurs à s’émanciper et fonder un nouveau club, avec comme premier capitaine David Arellano. Ce dernier est professeur et se voit porter des idées communément partagées par le corps enseignant dans le Chili des années 20 : une idéologie ouvrière portant aux nues les valeurs des classes populaires, entre humilité et honorabilité.

Cette doctrine populaire et libertaire pousse l’équipe Cacique (surnom attribué en référence au Mapuche visible sur les « armes » de Colo-Colo) à former avec 8 autres clubs le premier championnat professionnel au Chili (la Liga Santiago), au courant des années 30. L’initiative naît d’un désaccord avec la Fédération qui ne voulait pas reconnaitre le statut professionnel de ces équipes.

Peu avant le putsch du général Pinochet, Colo-Colo vit des heures de gloire sur le terrain, contrastant avec la santé moribonde de ses comptes. En 1972, l’équipe menée par l’idole Carlos Caszely (l’attaquant légendaire du club devenu journaliste une fois ses crampons rangés) remporte le championnat local tout en établissant un nouveau record d’affluence moyenne dans un stade au Chili, récompensant un football audacieux et prolifique : un peu plus de 40 000 spectateurs par match. Un groupe peu remodelé devient l’été suivant le premier club chilien à disputer une finale continentale, perdue contre l’Independiente en Copa Libertadores. Cette campagne historique fera date comme l’un des rares moments d’unité nationale, à l’heure où le pays est en plein marasme économique, où l’instabilité chronique voit se dresser une insurrection militaire. En effet, en 1973, le Chili connaît une grave pénurie de carburant et de vivres, couplée à une forte et incontrôlable inflation. Sur cette toile de fond aux allures de dystopie, chaque victoire de Colo-Colo offrait un répit salutaire au palais de La Moneda.

Un Carlos Caszely tout juste majeur pose pour la Une de la revue estadio en 1968 (© estadio)
Sous Pinochet : de fierté populaire à outil de propagande

Si la domination du géant du ballon rond à l’échelle locale ne cesse d’accroître sa popularité et de garnir les vitrines du club, la prise du pouvoir d’Augusto Pinochet (après le coup d’État du 11 septembre 1973 et le bombardement du palais de La Moneda, résidence du président Salvador Allende) va le placer dans une autre dimension, à la croisée des disciplines, entre champs économique et politique, entre fusible du pouvoir et objet de propagande.

L’objet, justement, de toutes les polémiques, c’est ce stade du Nacional de Santiago. Dès le lendemain du coup d’État (le 12 septembre), Pinochet y trouve son Vel d’Hiv’ et convertit le stade en centre de détention, où plus de 7000 personnes y seront séquestrées et torturées.

À gauche Pinochet, l’estadio Nacional à droite, converti en camp de concentration dès 1973 où affluent les partisans de Salvador Allende (© las2orillas.co)

 

Cet épisode n’est qu’un préambule de la mainmise de Pinochet sur l’équipe la plus populaire du pays, et plus globalement de l’utilisation du football aux desseins de la dictature militaire. Enceinte du Club Social y Deportivo Colo-Colo depuis 1938, l’Estadio Nacional voit son mandat perturbé par l’éphémère inauguration (due au manque de services primaires) du nouveau bijou de la capitale : l’Estadio Monumental. Autre stade mais non moins de polémiques et palabres à venir.

Le régime militaire instauré, les libertés fondamentales sont bridées et la presse œuvre pour le pouvoir. Le football et sa fonction populaire et fédératrice séduisent le général, avide de contrôler les plus grandes institutions sportives du pays.

Afin de mieux comprendre l’absurdité dans laquelle baignait le sport chilien sous Pinochet, nous vous invitons à lire ou relire le long format publié sur notre site concernant la rencontre fantôme entre le Chili et l’URRS en 1973.

En 1976, c’est au tour de Colo-Colo de tomber sous le joug de Pinochet. L’équipe la plus populaire du pays sert d’écrin au régime militaire. Pinochet somme aux cadres du club (Valdés, Caszely, etc…) une garantie des résultats afin de redorer l’image de la dictature à l’étranger. Le paradigme du régime s’illustre par l’usage d’une politique d’appropriation du sport et du club majeur du pays dans un but de maintenir le calme chez les masses. Dans la seconde moitié des années 70, Colo-Colo devient le porte étendard d’une politique mercantile, abandonnant ses racines sociales pour se convertir en image de marque, convainquant des centaines de milliers de fans d’adopter le modèle économique prôné par le régime. Cette primauté de l’économie et de l’argent ébranle la popularité du géant de Santiago.

Colo-Colo n’y échappe pas, l’adhésion générale aux directives des hautes strates des forces armées, désormais omniprésentes au sein des sphères dirigeantes des clubs, s’applique sans exception chez « los Albos* » (Surnom des supporters de Colo-Colo). Lors des élections de 1976, la dictature, échaudée par la présence du leader syndical Tucapel Jiménez (opposant à la dictature au destin funeste), pose son véto et impose un nouvel organigramme au sein de la direction du club. Pinochet démet le conseil d’administration afin d’y installer des membres employés d’une banque (Banco Hipotecario de Chile) proche du général. Le bilan de l’ère BHC n’a laissé que de piètres résultats sportifs et économiques. L’éphémère rédemption amorcée par le retour de l’iconique Caszely n’a pu éviter l’enlisement du club. Héros populaire honni par la dictature, Carlos Caszely décide de rentrer en 1978 au Chili et de retrouver les sommets avec le club de ses débuts, frustré par une période creuse depuis 1975. Son retour coïncide avec la renaissance de Colo-Colo, de nouveau au sommet à l’échelle nationale, raflant 2 championnats et une coupe en 3 saisons.

Carlos Caszely est connu pour son engagement politique en tant qu’opposant au régime militaire du général Pinochet. Il avait soutenu la coalition Unidad Popular qui permit l’élection de Salvador Allende en 1970. Son statut iconique au sein de l’histoire de « los Albos » et son soutien affiché aux candidats communistes paraphrasent les origines et la genèse de Colo-Colo, une institution à l’accent populaire devant l’éternel.

Toutefois, on ne peut que constater le travestissement de l’idéologie populaire de Colo-Colo sous le régime dictatorial. Un basculement identitaire qui progresse avec la diffusion de discours propagandistes typiques de la classe supérieure sur les ondes radiophoniques (notamment dans l’émission humoristique « Residencial la Pichanga ») et attribués d’office aux responsables du club Mapuche (figure issue d’un peuple amérindien vivant entre le Chili et l’Argentine). Comme énoncé précédemment, la popularité de Colo-Colo fut un moyen de fidélisation et d’apaisement des masses, notamment par une programmation de matchs amicaux retransmis à la télévision, poussant les habitants à rester chez eux et réduisant les risques de manifestations et de révoltes.

Pinochet et Colo-Colo : une historiographie de la discorde

En 1984, l’empreinte de Pinochet sur le club s’épaissit avec sa nomination au poste de président d’honneur, décision commentée dont l’authenticité sème le doute. Cette nomination dressa le constat limpide non moins teinté d’un sophisme : Pinochet et Colo-Colo furent indissociables sous la dictature. Cette étiquette synonyme de lourd fardeau pèse depuis lors sur les supporters, enfin soulagés de voir le titre de président d’honneur retiré au général en 2015.

L’acmé d’une relation étroite sous fond opaque intervient en 1988, aux encablures d’une échéance capitale, un plébiscite dont l’issue favorable étendrait le bail du général jusqu’en 1997. La légende Caszely appelle à voter non et demande le départ de Pinochet. Cependant, à 4 jours du scrutin, Pinochet annonce publiquement que le gouvernement s’apprête à financer la construction du stade Monumental avec une enveloppe à hauteur de 300 millions de pesos. Une offre dont la véracité est mise en doute par les contemporains de l’époque. Si celle-ci ne semble être qu’une vaste opération de communication afin de rallier un maximum de « oui », l’offre n’aurait pas été si mal reçue par les hauts dirigeants alors en place : Peter Dragicevic, président de l’époque, juge pour sa défense qu’il « était difficile à l’époque de rejeter une proposition de Pinochet ». Pour l’anecdote, la victoire nette du « non » porta l’affaire dans l’oubli, d’autant que les fonds tirés de la vente de l’attaquant Hugo Eduardo Rubio à Bologne (en Italie) suffirent à la finalisation des travaux du Monumental, en 1989.

Une de La Tercera : 300 millions de pesos pour achever la construction du nouveau stade de Colo-Colo (© La Tercera)

Peu de temps après, en 1991, Peter Dragicevic et ses hommes briguent la couronne continentale tant convoitée : la Copa Libertadores. Les supporters pardonnent les écarts commis durant le règne actif du général (jusqu’en 1990) et l’enthousiasme gagne les masses, happées par les exploits de Colo-Colo.

D’un point de vue purement sportif, il est difficile de tirer un bilan clair et linéaire sur 17 années sous la dictature. Entre longues traversées du désert et renaissance inespérée, la capacité de Colo-Colo à remporter des titres semble corréler avec la présence dans ses rangs de ses idoles, la paire Valdés et Caszely en tête. Ironie du sort, Colo-Colo remporte le graal continental seulement 1 an après le crépuscule mandataire de Pinochet.

Enfin, si la nature de la relation entre Pinochet et Colo-Colo conserve une part de mystère sous fond opaque, le paradoxe sous-jacent au rapprochement entre le général et le club à l’écusson estampillé Mapuche renvoie aux origines de « los Albos ». Les convictions ouvrières et populaires du co-fondateur David Arellano tranchent avec la figure rigide et militaire d’un général dont les actes répressifs n’épargnent ni les ouvriers, ni les intellectuels indignés. Ce basculement d’identité au vu de l’essence même du club est nié par les responsables de l’institution, arguant d’une volonté de farder la mémoire du club de la capitale : « Cette personne (Augusto Pinochet Molina, petit-fils de) ignore l’histoire du club et cherche à faire comme son grand-père, utiliser politiquement le club le plus populaire du Chili » (réponse de l’ancien président de Colo-Colo Fernando Monsalve quant à l’évocation de l’importance de Pinochet sur la construction du stade Monumental). Eduardo Menichetti, président de Colo-Colo de 1991 à 1994 persiste et signe : « les ressources permettant le financement du Monumental proviennent exclusivement de Colo-Colo ».

Entretien d’Augusto Pinochet Molina pour HoyxHoy, journal gratuit aux idées penchant vers le conservatisme. Extrait : « Le Monumental n’aurait pas existé sans l’aide de mon grand père » (© hoyxhoy)

Nonobstant la posture humaniste du board du Cacique* Mapuche, l’institution fut utilisée afin de distraire le réveil social des ouvriers exploités, notamment ceux dans le secteur du minerai de cuivre. Un fleuron anti-grève, dont la complicité des hauts dirigeants de l’époque n’est que difficilement quantifiable. Enfin, la « signature » de Pinochet apposée à l’Estadio Nacional, enceinte de Colo-Colo jusqu’en 1989, épaissit drastiquement le trait commun entre le régime et le club phare de Santiago.

Retour en 2019 : il est vivement conseillé de ne pas se fier par biais cognitif au lien établi entre Pinochet et le club du quartier de Macul. Si les rumeurs et légendes fourmillent de tous les coins du pays, la situation du stade Monumental de Colo-Colo divise toujours autant qu’elle interroge, 30 ans après la fin des travaux. Tandis que les supporters locaux souhaitent démystifier l’apport et l’influence exercés par le dictateur sur l’institution Cacique, les contingents rivaux s’en donnent à cœur joie, et à gorge déployée : « Vamos a romper, vamos a romper, vamos a romper el estadio de Pinochet ! » (Chant entonné par l’afición du club rival de la Universidad de Chile).

 

Définitions des termes hispaniques : 
*Cacique : chef de certaines tribus indigènes d'Amérique centrale et du Sud.
*Albo : adjectif définissant quelque chose de blanc, en référence au maillot de Colo-Colo.
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Amaury Erdo-Guti

Grand frère de la famille FootPol. Tendresse et passion rythment ma plume de Paris à la Pampa