Que reste-t-il du football ouvrier ?

Si le football français s’est majoritairement construit au travers d’associations omnisports créées par des passionnés, une grande partie du football mondial s’est développé sous la tutelle d’usines, d’entreprises ou de corporations. Au siècle de la mondialisation et de la financiarisation, les liens entre football et monde ouvrier se délitent. En ce jour de fête des travailleurs et des travailleuses, nous tentons de rendre hommage au football ouvrier, et de nous demander ce qu’il en reste.

En France, les clubs créés par et pour les travailleurs, comme le FC Sochaux-Montbéliard (usine Peugeot de Sochaux) ou l’US Montagnarde (Forges d’Inzinzac-Lochrist) sont rares. Le « sport ouvrier » renvoie le plus souvent au sport aidé par les mairies socialistes et communistes du début du XX° siècle et affilié à la Fédération sportive athlétique socialiste (FSAS). Dans le sillage de cette fédération internationaliste, créée par L’Humanité de Jean Jaurès, des clubs considérés comme « ouvriers » ou « travailleurs » voient le jour en région parisienne, à l’image du Red Star à Saint-Ouen et de l’Entente Sportive Travailliste d’Ivry. Sous le Front Populaire (1936-1938), le nombre d’équipes ouvrières explose sur le territoire français, rassemblant 168 clubs de 25 comités départementaux et concurrençant la FFFA (ancêtre de la FFF). En réalité, les clubs de la FSAS ne sont pas forcément composés d’ouvriers, et s’ils en revendiquent la défense et les valeurs, de nombreux joueurs sont étudiants ou commerçants.

Dans d’autres régions du monde, le football ouvrier évoque plus strictement un couple entreprise-club. Les entreprises étatiques des anciens pays communistes et les grands complexes miniers, sidérurgiques ou textiles d’Angleterre sont par exemple de grands créateurs de clubs de football et cet héritage y est particulièrement marqué. Si les entreprises ayant créé les clubs ont souvent disparu, les équipes en ont parfois gardé le nom, l’emblème ou une culture que certains supporters tentent de faire survivre au sein du sport le plus mondialisé.

Marteaux, ancre, lion et autres emblèmes

Sans surprise, c’est dans les bastions miniers, sidérurgiques et des partis politiques travaillistes d’Europe que les clubs ouvriers ont laissé le plus de trace. Au premier rang de ces régions ouvrières, le Nord de l’Angleterre compte de nombreuses reliques du temps où les identités locales mêlaient l’équipe de football et le principal employeur. Face aux clubs universitaires bourgeois de Cambridge et Oxford créés par les pionniers de l’éducation physique ludique et amateur, il en revient de la fierté des joueurs-ouvriers d’afficher leur appartenance sociale. En souvenir de ce temps, le Scunthorpe United FC, aujourd’hui en 4ème division anglaise, arbore sur son écusson un rail de chemin de fer sur lequel est écrit Iron (« fer ») en hommage au passé sidérurgique de la ville. Le logo du club de Braintree Town FC met en avant son passé ouvrier à travers une usine au toit cannelé au-dessus de laquelle vole un ballon. Bien plus connus, les Hammers (marteaux) de West Ham, issu du quartier populaire de Newham à Londres et aujourd’hui parmi les clubs les plus riches au monde, continuent de croiser deux marteaux au cœur de leur écusson. Leur rival d’Arsenal, créé en 1886 par des ouvriers de la manufacture d’armes de Londres, a aujourd’hui encore un canon pour emblème et pour surnom (Gunners).

En France, un lion orne toujours le blason du FC Sochaux-Montbéliard, saluant le lien historique du club avec les usines Peugeot du Doubs. Mais le club est depuis 2019 la propriété du groupe chinois Nenking, après avoir été détenu depuis 2015 par une entreprise hongkongaise basée aux îles Caïman, bien loin de ses origines ouvrières et de son ancrage régional. De nombreux clubs français rendent hommage aux industries traditionnelles de leur région, comme le RC Lens avec une lampe de mineur ou le FC Lorient avec un merlu, mais leur réalité historique ne coïncide pas vraiment avec le folklore développé. Ainsi, les mineurs lensois et les pêcheurs lorientais ont certainement soutenu et enrichi les équipes de leurs villes respectives, mais ces clubs n’ont été créés ni par eux, ni pour eux.

Ailleurs, le Lokomotiv Moscou fait honneur à son passé de club des cheminots d’URSS en conservant une locomotive de train sur son logo. De la même manière, les Corinthians rendent hommage aux ouvriers des docks de Sao Paulo qui ont créé le club en ornant leur blason d’une ancre et de deux rames.

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Le fer de Scunthorpe et de Braintree, les outils marins des Corinthians
Mineurs contre métallurgistes : un héritage sémantique riche et peu connu

Dinamo, Lokomotiv, Chakhtior… Ces noms exotiques que les suiveurs d’Europa League entendent le jeudi soir sont autant de legs d’équipes bâties en tandem avec d’importantes corporations à l’époque où les clubs comme les entreprises étaient publics à l’Est de l’Europe. Le Chakhtior Donetsk a la trajectoire la plus marquante : né dans la région minière (Chakhti) du « bassin du Donets » (Donetski Basseïn, qui a donné le mot Donbass), le club est aujourd’hui entre les mains de l’homme le plus riche d’Ukraine, Rinat Akhmetov, par ailleurs puissant oligarque influent dans la politique ukrainienne. Bien que la population du Donbass, comme celle du Yorkshire ou de Lorraine, ne travaille plus dans les mines depuis les années 1990, le club a gardé le même nom, qui signifie « mineur ». Longtemps vecteur important d’une identité régionale particulière, il utilise même aujourd’hui le nom d’une ville où il ne loge plus, et qu’il ne représente plus vraiment. Le Donbass étant en guerre, le Chakhtior joue à Kharkiv depuis 2014. Dans ces deux villes, le Chakhtior fait face à une rude concurrence en termes de club ouvriers, partageant la vedette avec le Metalurg Donetsk puis avec le Metallist Kharkiv, clubs adossés aux entreprises métallurgistes locales.

Bien souvent, les noms ne sont que des reliques et les clubs « ouvriers » n’ont plus rien de socialistes lorsque que les ouvriers deviennent nationalistes. C’est le cas par exemple du Rad Beograd (« Travailleur Belgrade »), aujourd’hui connu pour ses supporters aux idées d’extrême droite assumées.

Mais tous les clubs d’origine ouvrière n’ont pas eu la chance de conserver leur nom d’origine. Ainsi l’Arbeiter Fussball Club (« club des ouvriers ») de Vienne est devenu le Rapid Vienne dès 1899, inspiré par le Rapid Berlin. Certains ont même dû mettre la clé sous la porte à la suite du déclin des entreprises tutélaires. Le Club Petrolero de Cochabamba, club bolivien né en 1950 dans cette cité pétrolière a disparu en 1996 après la privatisation de l’entreprise d’État YPFB et la perte de tout soutien financier et populaire.

Les ultras ou la sauvegarde des identités prolétaires

Dans le mouvement global de lissage des identités et de déterritorialisation du football, ce qu’il reste de plus cher aux supporters de clubs à l’histoire particulière sont les convictions, revendiquées plus ou moins ostensiblement. Loin du vernis social que tentent de se donner les géants côtés en bourse comme Liverpool où le prix moyen du ticket est le plus élevé d’Angleterre, certains clubs tentent de rester authentiquement fidèles à leur passé ouvrier.

Les ultras du Rayo Vallecano, issu de la banlieue madrilène ouvrière et socialiste de Vallecas, continuent leurs gestes de déviance à la royauté espagnole et affichent régulièrement des slogans antifascistes et anticapitalistes.

À Istanbul, les révoltes de 2013 contre l’autoritarisme d’Erdogan ont vu les supporters du Besiktas se retrouver en première ligne. Le club issu des quartiers ouvriers de la rive européenne d’Istanbul cultive une culture prolétaire et socialiste. En Russie, le même schéma est observable dans les mouvements sociaux avec le Spartak Moscou, équipe la plus populaire d’ex-URSS dont les ultras ont initié le mouvement contre les interpellations policières arbitraires en décembre 2019 en quittant leurs sièges à la mi-temps des matchs.

Toujours à l’Est de l’Europe, au milieu du marasme idéologique qui pousse souvent le nationalisme jusqu’au néonazisme, le club d’Arsenal à Kiev fait figure de résistant. Ce petit club installé dans le ventre mou du football ukrainien depuis 10 ans est le poil à gratter du Dynamo Kiev, club le plus populaire de la ville et d’Ukraine dont les ultras se permettent régulièrement insultes racistes et saluts nazis. Les revendications sociales assumées et l’infériorité numérique des supporters d’Arsenal leur valent de perdre aussi régulièrement les bagarres que les matchs face à leur voisin.

En Italie, le club de Livourne se distingue tous les ans en fêtant l’anniversaire de Staline. L’activisme de ses Brigate Autonome Livornesi fait de ces ultras une entité majeure du football italien bien que le club évolue en Serie B. Créé par l’ancien attaquant et capitaine du club Cristiano Lucarelli, le groupe est ouvertement « communiste » et même « soviétique », d’après l’un de ses dirigeants, interrogé par le Cahiers des Ultras en 2010.

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La tribune des Brigate Autonome Livornesi et leur tifo où l’on peut lire « BRIG » en cyrillique, coupé d’un marteau et d’une faucille (© tifosipalermo.it)

On pourrait également évoquer le FC Sankt Pauli, club antifasciste et populaire ancré dans un quartier ouvrier de Hambourg. Mais les bénéfices de la mercantilisation du club et la vente de produits dérivés qui l’ont sauvé au début des années 2000 suivent désormais fidèlement la gentrification du quartier. Le Red Star en France suit la même tendance. À Liverpool, la hausse des prix de l’immobilier dans le quartier d’Anfield et de Goodison Park chasse la base populaire des deux clubs vers la périphérie de la ville et les campagnes.

Si la base ouvrière tend à disparaitre des sociétés européennes tertiarisées, la revendication des valeurs et d’un héritage prolétaires est désormais portée par des classes plus aisées. Les mêmes classes moyennes qui s’approprient les quartiers historiquement ouvriers des grandes villes. C’est pourquoi la plupart des clubs s’affichant comme socialistes, antifascistes ou internationalistes, ne peuvent plus se prétendre « ouvriers ».