Gazprom, la politique russe et le foot européen

Depuis 2005, aucune entreprise n’investit autant que Gazprom dans le foot européen. Cet intérêt de façade du géant énergétique, majoritairement contrôlé par l’État russe, cache deux objectifs : adoucir une réputation sulfureuse et satisfaire les intérêts énergétiques russes sur le marché européen. La Russie n’est pas le seul État à s’engager financièrement dans ce sport. En revanche, ses méthodes sont caractéristiques de la corruption rampante de son administration et entraînent ses partenaires sportifs, avec elles, dans de nombreux scandales éthiques.

« Gapzrom est synonyme de corruption »

En quinze ans, Gazprom, la plus grande compagnie énergétique mondiale, majoritairement détenue par le gouvernement russe, est non seulement devenue propriétaire du Zénith Saint-Pétersbourg mais également le sponsor de Schalke 04, de l’Étoile Rouge de Belgrade, de Chelsea, de la Ligue des champions et de la Coupe du monde. Il faut remonter aux années 2000, en Allemagne, pour retrouver l’origine de cette stratégie. Le gouvernement de Gerhard Schröder fait alors adopter la loi « EEG » avec pour objectif de réduire l’usage du charbon et du nucléaire, en augmentant celui des énergies renouvelables. Cette transition implique que la consommation énergétique du pays soit assurée par le gaz naturel. Du pain bénit, donc, pour Gazprom, premier exportateur mondial, qui voit ainsi la demande allemande augmenter. L’économie russe est ravie, elle qui dépend fortement de ce secteur économique.

Aucun nuage ne semble alors contrarier l’horizon russe… à l’exception de ses relations avec la Pologne et l’Ukraine. Pour acheminer son gaz en Europe, Gazprom utilise des gazoducs traversant plusieurs pays qui, en retour, exigent des droits de transit. C’est le cas de ces deux derniers. De par leur position géographique, ils sont essentiels à l’approvisionnement du marché européen ; c’est par eux que passent notamment les gazoducs Yamal-Europe et Transgas. Et la Russie entretient avec ces deux pays des relations pour le moins délicates, si ce n’est carrément conflictuelles. En mars 2005, par exemple, a lieu le premier des trois conflits gaziers russo-ukrainiens après une bataille des prix entre Gazprom et Naftogaz, la société de gaz détenue par le gouvernement ukrainien. De la même manière, la Pologne pose un certain nombre de difficultés et devient également un pays à éviter. Les exportations de gaz russe sont donc dépendantes des bonnes relations diplomatiques avec l’Ukraine et la Pologne ; une situation géopolitique inacceptable pour un État du rang de la Russie. Alors, préoccupé par la sécurité du transit européen, il s’est mis en quête d’alternatives.

Dans l’entrelacs des axes gaziers européens. © Le Monde diplomatique

C’est ainsi qu’entre en scène Nord Stream, le gazoduc reliant l’Allemagne à la Russie par la mer Baltique. Le projet est officiellement lancé en septembre 2005 avec l’aval d’un chancelier Schröder, dont le mandat arrive à sa fin, franchement – peut-être même trop – sympathique à l’égard du président russe Vladimir Poutine. Sous sa responsabilité, le gouvernement allemand se porte même garant d’un prêt d’un milliard d’euros à Gazprom pour financer les travaux. Schröder, remplacé quelques semaines plus tard par Merkel, devient alors président du conseil de surveillance de Nord Stream, un poste offert par le Kremlin. Une reconversion toute trouvée et que l’on peut facilement imaginer être bien rémunérée.

Ceci étant, venant d’un ancien chef d’État, une telle complaisance est pour le moins inhabituelle et dégrade fortement la réputation de Gazprom outre-Rhin. Selon Jürgen Roth, dans un article publié dans le Spiegel, « Gazprom est synonyme de corruption, avec un système d’auto-enrichissement de l’ancienne nomenclature soviétique, de la nouvelle élite commerciale russe et des structures criminelles ». La déclaration du journaliste d’investigation est sans équivoque et est partagée par l’immense majorité des Allemands. Si la Russie a bien fait tomber les barrières ukrainienne et polonaise pour accéder au marché européen, il lui reste donc un défi de taille : pallier, surpasser la mauvaise image dont pâtit Gazprom.

« De l’énergie pour le monde et pour le football professionnel »
Le président de Schalke, Clemens Tönnies, et Vladimir Poutine, lors d’une réunion en 2006 (© AFP)

La solution trouvée par le Kremlin est d’investir dans le football. Le pari semble sûr, puisque le football est le sport le plus pratiqué et le plus médiatisé en Allemagne, comme dans la majorité des pays européens. En 2005, Gazprom a ainsi racheté le Zénith, club phare de la ville de Saint-Pétersbourg. L’entreprise place alors Sergueï Fursenko, le président d’une de ses filiales, à la présidence du club. Une année plus tard, en 2006, Gazprom s’engage également auprès de Schalke 04, un des clubs les plus populaires d’Allemagne mais aussi endetté jusqu’au cou, et devient son principal sponsor. Côté allemand, la promesse financière pèse plus que la réputation sulfureuse du géant russe. Rolf Rojek, un des membres du conseil de surveillance du club, assure non sans gêne que « ce contrat important comporte beaucoup plus d’avantages que d’inconvénients, même si la Russie ne bénéficie pas toujours d’une bonne image de marque en Allemagne ». Peut-être que la perspective d’un nouveau marché pour Tönnies, l’entreprise agroalimentaire du président de Schalke 04, a aussi pesé lourd dans la balance. Depuis 2006, elle investit massivement en Russie pour y construire une vingtaine de complexes d’élevages porcins. Ajoutez à cela la relation étroite entre Clemens Tönnies et Vladimir Poutine, qui a d’ailleurs été soulignée par Jürgen Roth, et vous obtenez un échange de bons procédés qui frise le scandale. Ce ne serait une première ni pour Gazprom, ni pour le Kremlin, dont les méthodes sont bien connues. Côté russe, en tout cas, les motivations sont claires. « Schalke a beaucoup de connexions avec le secteur énergétique allemand, et a beaucoup de supporters ; c’est pourquoi nous avons décidé de devenir son sponsor », déclare un certain… Sergueï Fursenko.

Gazoducs de Gazprom en Allemagne. © Gazprom UGS : underground gas storage (stockage souterrain de gaz)

Effectivement, le club de Gelsenkirchen occupe une position géographique intéressante pour Gazprom : situé au plein cœur de la vallée de la Ruhr, le cœur industriel du pays. Seulement deux heures de voiture la séparent de Rehden, où est implantée une des principales installations de stockage de gaz en Europe et qui fait office de terminus à Nord Stream. Un an après l’officialisation du nouveau pipeline, Gazprom contrôle financièrement deux clubs hautement populaires dans leurs pays respectifs et situés à ses deux extrémités. Et puisque le monde est bien fait, en 2011, la construction du gazoduc est achevée, Schalke remporte la coupe d’Allemagne et atteint les demi-finales de la Ligue des champions. L’histoire est si belle que Poutine a lui-même appelé Tönnies pour dissuader Manuel Neuer, portier et capitaine de l’équipe, de rejoindre le Bayern à la fin de la saison.

La présence de Gazprom dans le foot européen ne se limite pas à ces deux clubs. Il est en effet devenu en 2010 le sponsor principal de l’Étoile rouge de Belgrade, le club le plus titré de l’ex-Yougoslavie et de la Serbie, mais lui aussi au bord de la faillite. La Serbie est un autre pays stratégique pour l’énergie russe : non seulement Gazprom est l’actionnaire majoritaire de Naftna industria Srbije (NIS), la compagnie pétrolière serbe, mais surtout son nouveau projet de gazoduc, South Stream, passe par la capitale serbe. C’était d’ailleurs l’objet de tensions entre l’Union européenne, opposée à ce dernier, et la Russie. Investir dans l’Étoile rouge, un club fortement populaire, apparaît alors pour le gouvernement russe comme un complément adéquat à sa rhétorique pro-slave afin de séduire l’opinion publique serbe. Gazprom abandonne finalement le projet South Stream en 2014, officiellement à cause de la pression exercée par l’Union européenne sur la Serbie et la potentielle adhésion au projet communautaire de cette dernière.

Gazprom est également présent outre-Manche puisqu’il sponsorise Chelsea depuis 2012. Le club londonien est alors dans le viseur du fair-play financier et est soupçonné d’être le plus endetté d’Angleterre. Encore une fois, l’aide budgétaire de Gazprom est donc providentielle. Officiellement, le partenariat indique simplement que l’entreprise se charge de payer les factures de gaz et d’électricité du club en échange d’une visibilité censée faire gonfler son offre auprès des professionnels. Cette fois, pas de projet de gazoducs en perspective, puisque le gaz russe arrive déjà jusqu’en Albion par une extension de Nord Stream. En revanche, le président de Chelsea, Roman Abramovitch, entretient d’étroites relations avec Poutine. En 2003, quand il devient propriétaire de Chelsea, cela fait déjà trois ans qu’il représente le district autonome de Tchoukotka, dans l’extrême orient russe, en tant que gouverneur. Désigné à ce poste par Poutine, il l’occupera jusqu’en 2008 avant d’être président du parlement du même district jusqu’en 2013. De la fin des années 90 au début des années 2000, Abramovitch est un homme de l’ombre du pouvoir russe. Plus intéressant encore, l’oligarque a vendu en 2005 sa société Sibneft, alors la cinquième compagnie pétrolière de Russie, à Gazprom (donc à l’État russe), moyennant la coquette somme de 13,09 milliards d’euros. Si, aujourd’hui, il n’a plus de mandat politique, il est toujours aussi proche du président russe. Cette proximité lui a d’ailleurs été reprochée par l’administration britannique depuis l’affaire Skripal, comme rapporté par le Guardian.

« Gazprom, we light up football »

Les dernières offensives publicitaires de Gazprom concernent les instances européennes et mondiales du football. Depuis 2012, l’entreprise est un membre éminent du club très fermé des partenaires de l’UEFA de Platini. Aussi, elle sponsorise la Ligue des champions et la Supercoupe d’Europe. « Je suis convaincu que cette collaboration améliorera la réputation de Gazprom et accroîtra la notoriété de notre marque à un niveau fondamentalement nouveau à l’échelle mondiale », déclare alors Alexeï Miller, le président de Gazprom. Un an plus tard, en 2013, c’est avec la FIFA de Sepp Blatter que le géant russe noue un partenariat lui permettant de sponsoriser les futures éditions de la Coupe du monde. Selon son président, « Gazprom est réputé pour son intérêt particulier pour le football. La coopération avec la FIFA représente pour nous un moyen de devenir un acteur du football mondial. Pour Gazprom, c’est un pas important dans sa volonté de devenir une compagnie énergétique mondiale ». L’intérêt de Gazprom pour le football n’a pas dix ans mais semble profondément enraciné.

Faut-il voir un lien entre la facilité de l’entreprise à investir dans le football européen et l’attribution du mondial 2018 à la Russie ? Blatter a récemment avoué que l’attribution du mondial 2022 au Qatar avait fait l’objet d’une intervention politique. Il est fortement probable que l’attribution de la Coupe du monde à la Russie en 2018 ait également été influencée par ces mêmes pressions. Il est vrai qu’en 2010 le tirage au sort avait fait scandale, le dossier russe étant objectivement moins solide que ceux de ses concurrents. Il est vrai aussi que, depuis 2015, la FIFA est soupçonnée de corruption par la justice américaine pour des faits remontants jusqu’en 1990. Il est vrai, enfin, que des pots-de-vin ont été versés aux membres du comité exécutif de la FIFA par des membres du comité d’organisation « Russie-2018 », ce qu’a d’ailleurs rappelé le Monde. Bref, des méthodes caractéristiques du pouvoir russe et éprouvées, depuis l’accession à la présidence de Poutine en 2000, aussi bien dans le monde politique que dans sa vitrine sportive. Schröder, Tönnies ou encore Blatter ne sont que trois noms d’une longue liste d’hommes d’État ou d’acteurs du monde sportif à en avoir été aveuglés.