João Saldanha et la loi de la junte

C’est lui qui aurait dû permettre au Brésil de broder sa troisième étoile sur son maillot. Pourtant, après avoir mené une brillante campagne de qualification à la tête de la Seleçao, le sélectionneur auriverde João Saldanha est débarqué quelques mois seulement avant le début de la coupe du monde 1970. La raison ? Des désaccords assumés avec le pouvoir dictatorial à la tête du pays ainsi que des méthodes et discours sûrement trop révolutionnaires. Militant communiste, « João sans peur » reste le bâtisseur d’une équipe glorifiée par le Brésil et sa junte.

Activiste, journaliste, sélectionneur 

Le Mundial 1970 de Mexico est unanimement reconnu comme l’une des plus belles compétitions de l’histoire du football. Pour la première fois, l’événement est retransmis en mondovision en couleur. Gérson, Jairzinho, Rivelino, Tostão et bien sûr Pelé font alors rayonner le jaune flamboyant de la Seleçao, sous la houlette de Mario Zagallo. Cette « assemblée générale des artistes », comme l’écrit alors L’Équipe, permet au Brésil de soulever le trophée Jules-Rimet pour la troisième fois en 12 ans. Après avoir balayé l’Italie et son catenaccio 4-1 en finale, les Auriverde sont sur le toit du monde. Pelé en est le Roi. Ce Joga Bonito éblouissant contraste avec les difficultés qu’a connu le football brésilien après son échec retentissant lors de la précédente Coupe du monde.

Pelé et le général Emílio Garrastazu Médici (© ESPN)

Car le Brésil revient de loin. En 1966, la Seleçao pose ses valises en Angleterre pleine de confiance, à l’aise dans son costume de favori taillé par ses deux titres consécutifs de championne du monde. La désillusion n’est alors que plus grande quand Pelé et ses coéquipiers reprennent l’avion pour Rio dès la fin du premier tour, après avoir été battus par le Portugal et la Hongrie. C’est la plus grande humiliation du football brésilien depuis le Maracanaço de 1950, une reconstruction s’impose. Le président de la fédération brésilienne João Havelange – qui règnera ensuite pendant 24 ans sur la FIFA – cherche, à tâtons, la bonne recette. Mais la sauce ne prend pas, les sélectionneurs se suivent, leurs échecs se ressemblent. Les critiques des journaux sont vives et agacent Havelange. Lui vient alors une idée : offrir le banc de la sélection à un journaliste. Il espère ainsi calmer l’ardeur de la presse, mais aussi lui imputer une part de responsabilité en cas d’échec. Cela tombe bien, parmi les détracteurs de la Seleçao se trouve un reporter qui a déjà coaché une équipe professionnelle. João Saldanha, journaliste cultivé et militant marxiste, a été à la tête de Botafogo de 1957 à 1959. Bingo.

La fragile démocratie brésilienne

La nomination d’un communiste à la tête de la sélection détonne dans un pays dirigé par une dictature militaire. Le Brésil est en effet sous le joug d’une junte depuis 1964. Sa mise en place fait suite à une période démocratique balbutiante au pays. Après la Seconde Guerre mondiale, une République est instaurée, incarnée par la figure tutélaire de Getúlio Vargas. Lui qui avait pris le pouvoir par la force dans les années 1930 pour déployer le répressif Estado Novo revient au pouvoir par les urnes en 1951. Il adopte un virage démocrate inattendu, jusqu’à devenir une figure réformatrice et sociale majeure pour les Brésiliens. Il fait adopter le doublement du salaire minimum et nationalise de grandes entreprises d’exploitation, créant par exemple Petrobras. En pleine guerre froide, il n’en faut pas plus pour que ses opposants clament qu’il est à la botte des Soviétiques. Les militaires et les grands propriétaires (les latifundistas) entament des campagnes médiatiques afin de ternir son image. En août 1954, des officiers réclament sa démission. Vargas choisit une autre option pour « entrer dans l’Histoire », selon ses propres dires : il se tire une balle dans le cœur, au sein même du palais présidentiel. 

Les militaires prennent le pouvoir (© RTS)

Le suicide de Vargas marque profondément le pays et marque un coup d’arrêt pour les ambitions politiques des latifundistas et des militaires. Des années fastes s’ouvrent alors pour le pays-continent. Le Brésil connaît une grande croissance, se modernise, et s’offre même une capitale flambant neuve avec Brasilia. Mais l’instabilité n’est jamais loin, et une nouvelle crise institutionnelle frappe au début des années 1960. Héritier de Vargas, dont il fut ministre du Travail, João Goulart arrive à la tête du pays en 1961. Dans la lignée de son mentor, il cherche à mettre en place des réformes sociales. Droit de vote des analphabètes, modification du statut des ouvriers agricoles, réforme de la santé… Goulart veut transformer le Brésil. Les élites brésiliennes et le Parlement, dominé par la droite, s’opposent à cette politique. Des manifestations éclatent et créent une grande instabilité, que les militaires voient d’un mauvais œil. Bien aidés par les Etats-Unis qui ne veulent pas d’un nouveau bastion rouge – après Cuba – dans leur pré carré latino-américain, ils prennent le pouvoir le 1er avril 1964. Ils ne le lâcheront que 21 ans plus tard. 

Si la junte commet de nombreuses exactions et arrête plusieurs dizaines de milliers de personnes dès son arrivée à la tête du pays, elle cherche tout de même à présenter au monde une vitrine démocratique. Cet écran de fumée permet ainsi aux mouvements sociaux d’exister et à la presse de s’exprimer. La dictature brésilienne diffère ici de celles de l’Argentine et du Chili, qui ont connu dès leurs premières années le paroxysme de leur violence. Elle est également moins meurtrière que ses voisines, ne faisant officiellement « que » 400 morts. Toutefois, en décembre 1968, l’Acte Institutionnel n°5 que l’historien Bruno Groppo qualifie de « coup d’État dans le coup d’État » durcit les règles. L’Habeas Corpus permettant aux citoyens de ne pas être emprisonnés sans jugement est nié, la presse est muselée. La main de la junte étreint davantage le Brésil. C’est dans ce contexte que João Saldanha arrive sur le banc des Auriverde. 

Le résurrecteur de la Seleçao 

Dans la mesure du possible, Saldanha critique la junte militaire. Il revendique ses idéaux communistes dans un pays qui n’autorise pas l’existence du PC. Intelligent, doté d’une fine rhétorique, très populaire au Brésil, le journaliste parvient à éviter la répression de la dictature et peut donc enfiler le costume de sélectionneur. Et il est bien décidé à sortir la Seleçao de son marasme sans perdre de temps. Le jour même de sa nomination, il dévoile une liste de 22 joueurs, ainsi qu’une équipe de titulaires. Le journaliste Alexandre Pedro explique dans So Foot l’intérêt de cette manoeuvre : « Saldanha grille ainsi la priorité au conseil de sélection mis en place par João Havelange, tenancier du sport brésilien et œil des militaires. Avec cette liste fermée, il cherche à se placer au-dessus des clubs, qui interfèrent alors afin de caser un maximum de joueurs en équipe nationale ». Les clubs, la fédération, le pouvoir militaire… Rien ne surpasse l’équipe nationale du Brésil pour Saldanha, qui remet de l’ordre dans la boutique.

Sur le terrain, l’équipe de l’intrépide João fait des miracles. Le sélectionneur reprend les préceptes qui lui ont permis de remporter le championnat de Rio avec Botafogo en 1957. Il laisse beaucoup de liberté à ses joueurs et croit en l’expression des talents individuels. Pour Saldanha, « le football brésilien est une chose qui se joue toujours en musique ». Avec la Seleçao de 1969-70, il trouve des musiciens capables de réciter sa partition à la perfection. Il se permet même des expérimentations, en alignant par exemple une équipe sans numéro neuf fixe, quarante ans avant Guardiola. Tostão repique en effet énormément au cœur du jeu pour participer à la construction et permettre à ses coéquipiers de se projeter vers l’avant. La Seleçao est une véritable furia offensive qui écrase tout sur son passage. Les sept matchs de qualification pour le Mundial sont une formalité, le ticket du Brésil est validé. 

Gerson, Pelé et Saldanha (© Jornal GNN)

Mais les choses se compliquent. Saldanha n’a pas sa langue dans sa poche et n’hésite pas à faire des choix forts. Critiqué par le président de la République Emílio Garrastazu Médici après la non-sélection de Dadá Maravilha, buteur de l’Atlético Mineiro, il remet les points sur les i : « Le président choisit ses ministres, moi je choisis mon équipe. Si j’accepte Maravilha, c’est une humiliation. Et je ne vais pas me laisser humilier ». Saldanha a un caractère bouillonnant. Ainsi il n’hésite pas à rendre visite, armé d’un revolver, à un entraîneur qui l’a trop critiqué à son goût. « João sans peur » parle fort, beaucoup, et agace parfois ses joueurs. Il clame notamment que Gerson est instable psychologiquement. Après avoir déclaré que Pelé avait un problème de vue, et déçu par ses dernières performances, il affirme publiquement penser à se passer de lui en sélection. Ces sorties médiatiques ont probablement scellé le sort de Saldanha. Certains analystes craignent également que le jeu très offensif qu’il prône fragilise défensivement la Seleçao lors du Mondial. Surtout, le football étant instrumentalisé par le pouvoir militaire, il est difficilement concevable pour la junte de permettre à un sélectionneur communiste de devenir champion du monde, encore plus après le durcissement du régime entamé en 1968. Autant ne pas prendre de risque et empêcher Saldanha d’aller au Mexique. Il est remplacé par Mario Zagallo en mars 1970, à peine trois mois avant le début de la compétition. 

Saldanha voit le sacre du Brésil depuis les tribunes. Le jeu déployé par les artistes offensifs de la Seleçao de Zagallo s’inscrit dans la continuité de ses principes. João Saldanha n’entraînera plus jamais, et deviendra une icône médiatique. Il écrit, commente, analyse le football mais aussi les sujets de société de son pays dans les journaux, à la radio et à la télévision. Il passera toujours entre les mailles des filets de la junte, malgré des critiques acerbes – il identifie Médici comme le plus grand meurtrier de l’histoire du Brésil – et une liberté de ton unique. Le football aura en tout cas rythmé la vie de Saldanha jusqu’au bout : il meurt à Rome le 12 juillet 1990, quatre jours après avoir assisté au sacre mondial de la RFA face à l’Argentine. 

Bibliographie

Andreas Camporar, Golazo! A History of Latin American football, Broché, 2014

David Yallop, How They Stole the Game, Broché, 1998

Alexandre Pedro, « João sans peur », Héros oubliés de la Coupe du monde, So Foot 

Régis Delanoé, Saldanha, un Rouge chez les Auriverde, juillet 2017, So Foot

Raul Millet Filho, Estão querendo apagar a memória de João Saldanha, mai 2020, Jornal GGN

De Piñera a Bielsa: las frases memorables de las protestas de Chile, octobre 2019, Cooperativa.cl

Centre d'Histoire Sociale, Brésil, du coup d'Etat de 1964 à la Commission Vérité. YouTube, 7 octobre 2015