Le Real Kashmir, à l’épreuve des balles

Depuis près de quatre ans, le Real Kashmir F.C s’est imposé comme un club qui compte dans le championnat de football indien. Mais sa situation géographique le destine à vivre sur le fil du rasoir. L’avenir de ce club à l’ascension fulgurante, situé au Jammu-et-Cachemire, une des régions les plus instables du monde, connue comme étant l’épicentre du conflit entre l’Inde et le Pakistan, demeure chaque jour incertain.

La pandémie de coronavirus a eu raison du football en Inde, poussant l’arrêt de la saison en cours et attribuant le titre au Mohun Bagan, club de Calcutta. Les joueurs étrangers et les membres du staff du Real Kashmir se sont retrouvés bloqués loin de leur famille dans un hôtel à Srinagar, capitale du Jammu-et-Cachemire, suite au confinement décrété par le gouvernement de New Delhi le 24 mars 2020. Les mesures strictes contre le coronavirus n’ont fait qu’accentuer pour les joueurs une situation déjà tendue liée au climat politique dans cette région, en conflit perpétuel depuis 70 ans.

Au coeur du conflit indo-pakistanais

L’histoire des tensions au Cachemire débute en 1947, lorsque la partition des Indes entre en vigueur. Les Britanniques renoncent à leur colonie et l’Empire des Indes est divisé en deux dominions indépendants, le partage se faisant selon la démographie religieuse. D’un côté, le dominion du Pakistan regroupe des territoires à majorité musulmane. Sa partie orientale deviendra plus tard le Bangladesh. De l’autre, le dominion de l’Inde est à majorité hindoue. 

Mais, au cœur des montagnes de l’Himalaya, à la frontière entre l’Inde et du Pakistan, se trouve un État princier aux ressources naturelles riches, le Cachemire. Ce territoire fait rapidement l’objet de convoitises de la part du Pakistan, car la majorité de la population y est musulmane. Or, l’homme à la tête de la région à ce moment, le Maharaja Hari Singh, est hindou. Un litige nait afin de déterminer le pays auquel le Cachemire sera rattaché. Le différend prend une nouvelle dimension lorsque les membres d’une tribu pakistanaise envahissent le Cachemire le 22 octobre 1947. Face à cette offensive, Hari Singh s’engage à rattacher tout le Cachemire à l’Inde et demande à l’armée indienne d’intervenir contre les forces pakistanaises. La première guerre indo-pakistanaise éclate. 

En 1949, les Nations Unies interviennent à la demande de l’Inde et imposent un cessez-le-feu. Une ligne de contrôle temporaire est établie entre les deux pays et divise le Cachemire en trois parties : les territoires de l’Azad Cachemire et du Gilgit-Baltistan pour le Pakistan ; la région de l’Aksai Chin et la vallée de Shaksgam pour la Chine ; et le Jammu-et-Cachemire administré par l’Inde. En 1950, ce dernier obtient un statut particulier qui lui confère une certaine autonomie vis-à-vis du pouvoir central. Ce partage du Cachemire devait s’accompagner d’un référendum pour que la population puisse décider de son avenir. Mais le gouvernement indien n’organisera jamais le vote, en raison du rapport de force l’opposant au Pakistan et de la peur de voir ce territoire lui échapper. 

Depuis, la ligne de contrôle est toujours présente et le Cachemire fait l’objet d’un conflit sans fin entre les deux puissances, qui disposent aujourd’hui de l’arme nucléaire. L’Inde revendique les territoires occupés par le Pakistan et la Chine, tandis que le Pakistan revendique les territoires occupés par l’Inde. Deux autres guerres indo-pakistanaises ont eu lieu en 1965 et 1971, et ces trois dernières décennies sont marquées par une longue insurrection séparatiste au Jammu-et-Cachemire. Une partie de la population dénonce l’ingérence indienne sur le territoire et les exactions commises par l’armée. Car l’Inde a militarisé la région pour réprimer avec violence les insurrections et contrôler étroitement ses frontières avec la Chine et le Pakistan. Alors que le Cachemire est considéré comme l’une des zones les plus militarisées du monde, le conflit a même débordé la région, motivant plusieurs attentats de cachemiris en Inde afin de faire valoir leurs revendications séparatistes.

Football, jeunesse et espoir

Aujourd’hui, alors que l’on ne compte plus les morts liés au conflit, la situation reste précaire et la population vit dans l’insécurité constante. Pour faire face à une réalité souvent trop dure, les cachemiris se sont toujours tournés vers le sport. Bien que le cricket soit plus populaire dans le reste de l’Inde, au Cachemire c’est le football qui bénéficie d’un amour sans faille. Bien plus facile d’accès, le football se développe au Jammu-et-Cachemire avec la création en 1964 de la JKFA (Fédération de football du Jammu-et-Cachemire). Dans les années 1990, le stade Bakshi à Srinagar affiche complet à chaque match. La passion déborde des tribunes, et « les gens grimpent même sur les arbres autour du stade pour regarder les matchs », comme le témoigne Zameer A. Thakur, président de la JKFA. Malheureusement, cette émulation autour du jeu s’essouffle dans les années 1990, le début des insurrections et le manque d’infrastructures prenant le pas sur la passion. Cependant, la région connait depuis peu un regain d’intérêt pour le football, notamment grâce à l’émergence du Real Kashmir F.C., fruit de l’union entre un homme d’affaire, Sandeep Chattoo, et un journaliste au journal The Kashmir Monitor, Shamim Mehraj. Le premier est hindou, le second musulman, et tous deux se sont donnés une mission. 

En septembre 2014, le Cachemire indien est en proie à des fortes inondations causant la mort de près de 550 personnes. Après cet évènement, les deux amis se retrouvent et font le constat d’une jeunesse baignant dans un climat de violence et encerclée de soldats en provenance de New Delhi. Cette présence militaire est vécue comme une véritable occupation par ces jeunes, dont certains décident de lancer des pierres en direction des troupes militaires au nom de leur liberté. La réponse des soldats en patrouille est parfois sanguinaire. Chattoo et Mehraj souhaitent un autre futur pour les jeunes du Jammu-et-Cachemire. « Nous savions qu’ils avaient besoin d’un exutoire », déclare Chattoo dans The Guardian. Ils décident donc d’investir dans des ballons de football pour les distribuer aux garçons du quartier.

Ce geste marque le début d’une aventure sportive unique. En 2016, les deux hommes officialisent le projet avec la création d’un club de football, le Real Kashmir, qui officie pour sa première saison en deuxième division du championnat indien de football. Accueillant 600 spectateurs en moyenne lors des premiers matchs, l’équipe prend une nouvelle dimension en janvier 2017, lorsque l’entraîneur écossais Davie Robertson, ancien joueur des Glasgow Rangers, en prend les rênes. Son professionnalisme et son engagement permettent rapidement l’ascension du club au plus haut niveau du football indien. Les succès s’enchaînent. Sacré champion de deuxième division en 2018, le Real Kashmir devient la première équipe de football de la région à accéder au plus haut niveau en Inde, la I-League. Sans expérience, les Snow Leopards, comme sont surnommés les hommes de Robertson, se hissent à la 3ème place dès la saison 2018-2019 et terminent 4èmes à l’issue de la saison suivante.

Le Real Kashmir gagne rapidement l’amour des supporters. En témoigne, désormais, l’obligation du club de restreindre le nombre de spectateurs à l’entrée des matchs. Le stade TRC Turf Ground à Srinagar, d’une capacité initiale de 15 000 places, accueille près de de 20 000 personnes pour chaque rencontre. Le co-propriétaire, Sandeep Chattoo résume bien la situation : « Le Real Kashmir c’est plus que du football. C’est un acte d’espoir ». Pour le plus grand bonheur de la population, les matchs des Snow Leopards sont l’occasion d’oublier le quotidien, et de faire l’expérience pendant 90 minutes d’une vie normale. Tel était l’objectif initial du club, car Chattoo a la conviction que « le sport est un cordon ombilical qui relie la jeunesse à la normalité ». Plus encore, l’effectif du Real Kashmir est composé de joueurs d’Asie, d’Afrique ou d’Europe, des hommes de confessions et cultures différentes. Le club a transformé la vie dans la vallée, et ce mélange montre qu’une union entre les communautés est possible.

Un avenir incertain

Mais l’espoir retrouvé a été aussitôt perdu. Car le Real Kashmir a beau performer sur le terrain, la situation politique peut faire basculer le conflit du jour au lendemain. D’autant que depuis 2014 et l’arrivée au pouvoir du premier ministre indien Narendra Modi, les tensions ont été ravivées.  Ultranationaliste hindou et membre du parti Bharatiya Janata Party (BJP), ce dernier accuse le Pakistan de soutenir le terrorisme au Cachemire oriental et a renforcé sa mainmise sur la région. La population au Jammu-et-Cachemire dénonce largement sa brutalité et des organisations de défense des droits de l’Homme informent sur des cas de tortures des forces indiennes sur le territoire. Le tournant de sa politique a lieu le 5 août 2019, lorsqu’il annonce sa décision de révoquer l’autonomie constitutionnelle du Jammu-et-Cachemire, dans le but de placer la région sous tutelle directe de New Delhi. Ce choix unilatéral est l’application d’une promesse de campagne qu’il justifie comme un moyen de « libérer le Jammu-et-Cachemire du terrorisme et du séparatisme ». Mais, au contraire, ce choix à haut risque peut faire craindre l’intensification de l’insurrection et un envenimement des relations avec le Pakistan. Ainsi, la fin de l’autonomie a été accompagnée de mesures draconiennes pour éviter tout soulèvement de la population. L’Inde a réprimé toutes les manifestations, a instauré un couvre-feu et a interrompu pendant plusieurs mois tous les canaux de télécommunications –  réseaux mobiles et internet – coupant le Jammu-et-Cachemire du reste du monde. 

Cette situation compliqué la tâche du Real Kashmir, obligé de vagabonder entre différentes villes du sous-continent pour la pré-saison 2019-2020. De nouveaux défis s’offrent à l’équipe, comme lorsque l’entraîneur, Davie Robertson, part à l’aventure pour trouver un réseau internet illégal afin de préparer le match contre le Chennai City FC, le premier autorisé au Jammu-et-Cachemire depuis des mois. Privé de réseau à cause des restrictions du pouvoir central, l’Écossais n’a d’autres choix que de se rendre dans un quartier lugubre envahi de chiens errants pour faire son travail correctement. Cette histoire peut faire sourire, mais d’autres problématiques plus importantes mettent à l’épreuve les joueurs. Parmi elles, devoir contourner les barrages ou les couvre-feux pour se rendre au stade, ou encore interrompre des entraînements à cause de tueries ou de manifestations. Jouer à l’extérieur représente un risque face à l’armée, au comportement constamment imprévisible. Les coupures des moyens de communications ont également empêché les joueurs cachemiris d’être en contact avec leurs proches pendant plusieurs mois. Une gestion compliquée, donc, pour une équipe professionnelle, même si ces obstacles mettent en avant la force du Real Kashmir, un club courageux, combatif et solidaire de ses supporters. Car depuis, le football dans la vallée a repris. Le match contre Chennai City FC est le signe d’une vie qui continue pour la population et montre que cette région a autre chose à offrir que la violence. Sandeep Chattoo déclare que « les choses s’améliorent. Internet est de retour au stade pour que les matchs puissent être diffusés en direct ». Le football a su redonner une nouvelle fois le sourire aux cachemiris, fiers de voir leurs héros locaux véhiculer les valeurs du « vrai » Cachemire.

Aujourd’hui, difficile de savoir combien de temps une équipe de football est capable d’évoluer dans ces conditions. À l’image des mois suivants la fin de l’autonomie au Jammu-et-Cachemire, l’avenir du club ne semble pas être assuré. Les problèmes structurels, le chaos permanent qui règne dans la région et l’emprise du gouvernement indien obligent les Snow Leopards à s’adapter sans cesse à la situation. Une chose est sûre, cependant, le copropriétaire Sandeep Chattoo est déterminé et à la conviction que « le football est dans le sang des cachemiris ». Il est sûr que « le football peut apporter un changement et ce changement sera visible pour les générations à venir ».