Atalanta – Brescia, « rivaux en tribunes, unis dans la douleur »

Voilà près de quatre ans que l’Atalanta émerveille l’Italie. Entre la fluidité du jeu prôné par Gianpiero Gasperini, son attaque diablement efficace et son recrutement malicieux, le club de Bergame ne laisse personne indifférent. Depuis que le grand public français s’intéresse – enfin – à l’équipe italienne à la faveur de la future confrontation l’opposant au Paris Saint-Germain, celle-ci ne cesse d’être louée à juste titre. L’enthousiasme général vis-à-vis des Bergamasques ferait presque oublier que l’Atalanta entretient une rivalité particulièrement tenace avec Brescia, que seule une pandémie mondiale peut freiner.

Dire que l’Italie regorge de derbies passionnés relève de l’évidence. Entre Milan, Turin, Gênes, Rome ou Vérone, nombreuses sont les cités transalpines qui abritent plusieurs clubs de football professionnels entre leurs murs. Outre ces rivalités locales souvent décisives sportivement, d’autres affrontements entre clubs issus de villes différentes retiennent particulièrement l’attention des tifosi. Entre autres, les « classiques » entre l’Inter et la Juve – derby d’Italia – ou le Napoli et la Roma – derby del Sole – répondent à ce schéma. En bref, l’Italie compte sans doute plus de rivalités historiques qu’il ne faut débourser d’euros pour savourer une délicieuse margherita, et l’on n’a pourtant pas mentionné les derbys de Sud entre Lecce et Bari, Palerme et Catane ou Messine et la Reggina.

Sitôt cet alléchant panorama dressé, on oublierait presque de citer la rivalité entre l’Atalanta Bergame et le Brescia Calcio. Peu médiatisé en France car mettant aux prises deux clubs a priori sans grande histoire nationale ni européenne, ce derby s’est le plus souvent déroulé dans l’intimité de la Serie B. De manière générale, l’affiche ne s’est disputée qu’à soixante-quatre reprises depuis 1920, ce qui représente un total assez faible en comparaison avec les grands matchs italiens (on dénombre par exemple 225 matchs entre l’Inter et l’AC Milan). La rareté de l’affiche s’explique par des périodes aux cours desquelles l’Atalanta et Brescia ont connu des destins différents. Et pour cause, alors que l’Atalanta s’est maintenu pendant de nombreuses années en milieu de tableau de Serie A lors des années 50 et 60, Brescia rongeait son frein à l’étage inférieur. Et lorsque les Bresciani sont enfin parvenus à accrocher le wagon de la Serie A, ils n’y sont jamais restés bien longtemps. Ironie du sort, les rares apparitions du club dans l’élite ont souvent coïncidé avec une relégation de l’Atalanta. Ainsi, les deux rivaux se sont souvent évités bien malgré eux, jusqu’à se retrouver lors de cette saison 2019-2020 en première division.

Tifosi de l’Atalanta dans les rues de Brescia, saison 1986-87 (© Museo Ultras Atalanta)
De cité meurtrie à « hub euroméditerranéen »

Pour remonter à la source de cette rivalité, il faut remonter plusieurs siècles en arrière et se détacher du prisme sportif pour adopter celui du campanilismo, terme italien faisant référence à une rivalité ancrée dans le temps entre deux villes ou territoires géographiquement proches. Au XIIe siècle, alors que l’Italie unifiée telle qu’on la connaît aujourd’hui n’existe pas, la ville de Bergame est sous statut de « Commune Libre » après avoir subi les dominations, entre autres, des Lombards puis des Francs. Située à une cinquantaine de kilomètres de là, Brescia dispose du même statut et revendique des territoires libres situés entre les deux villes que convoite également Bergame. Cette situation donne lieu à une guerre en 1156, remportée haut la main par l’armée bresciane. Pire encore, trente ans plus tard, ce sont près de 2 500 soldats bergamasques qui périssent lors d’un nouvel affrontement. Il faut d’ailleurs l’intervention de l’empereur Enrico VI pour pacifier la situation et délimiter des frontières entre les deux territoires. La rivalité tout juste naissante atteint alors son paroxysme, puisque les deux villes connaissent ensuite un destin similaire. À la faveur des différentes conquêtes militaires, celles-ci se retrouvent souvent sous le joug d’une même domination, souvent vénitienne ou autrichienne.  

Une fois l’Italie réunifiée quelques siècles plus tard, en 1861, Brescia et Bergame entretiennent une rivalité plus moderne. Économique d’abord, puisque les deux sœurs ennemies se situent dans la région la plus dynamique du pays. L’axe Milan-Venise sur lequel elles figurent représente le cœur économique de la Lombardie, si bien que les deux villes – devenues capitales de provinces qui portent leur nom – se défient au niveau des productions agricole puis industrielle. Symboliquement, chacune des deux villes entretient le désir de se placer comme deuxième cité lombarde derrière l’intouchable Milan. Brescia semble plus à même de revendiquer ce statut grâce à une population plus importante – 200 000 habitants contre 120 000. Or, Bergame semble aujourd’hui plus dynamique et attractive à la faveur de son aéroport, que Le Monde qualifiait en 2012 de « hub euroméditerranéen ». Longtemps secondaire, la plateforme s’est offerte une seconde jeunesse après que Ryanair décida en 2003 d’y baser son activité pour desservir la région milanaise. Aujourd’hui, la ville bénéficie grandement du troisième plus grand aéroport d’Italie pour accroître son potentiel touristique.

« Rivaux en tribunes, unis dans la douleur »

Lorsque le football s’implante dans la Botte au tournant du XXe siècle, c’est tout naturellement qu’il réalimente la rivalité entre Bergame et Brescia. Dès les années 30, les tifosi des deux formations font preuve d’imagination lors de leurs affrontements : alors que les ultras de la Dea traitent leurs rivaux de « porcs » – la province de Brescia étant connue pour compter plus de cochons que d’habitants ! – ces derniers répliquent en lâchant une centaine de lapins sur le terrain de leur propre équipe. Dans les années 1990, la rivalité semble atteindre son paroxysme alors que les deux équipes enchaînent les aller-retours entre Serie A et Serie B. En 1993, au stade Rigamonti de Brescia, des ultras locaux envahissent la pelouse pour en découdre avec les visiteurs, qui répliquent coup pour coup pour un bilan de plusieurs blessés et de nombreuses arrestations.

Suite à cet épisode sanglant, la violence physique laisse sa place aux provocations toujours plus innovantes à base de banderoles interposées et de cochons peints aux couleurs du Brescia Calcio par les Bergamasques. Le summum du folklore entourant ce derby intervient en 2001 à Brescia. Menés 3-1 par l’Atalanta, les locaux recollent suite à un but de la légende Baggio. Moqués durant tout le match par les supporters adverses, Carletto Mazzone, coach de Brescia, jure à ces derniers que son équipe arrachera le nul. Bien entendu, c’est exactement ce qui se produit dans les arrêts de jeu, un but donnant lieu à une course folle de Mazzone… vers la curva de supporters bergamasques aussi dépités que prêts à en découdre. Depuis cet épisode, ceux-ci se font un plaisir de se venger en érigeant des banderoles représentant Mazzone – pourtant retraité depuis 2006 – avec des porcs et la mention « allevatore » (éleveur), un terme phonétiquement proche de « allenatore », qui signifie… entraîneur.

Cependant, et à la faveur des différents destins sportifs des équipes, le derby ne se joue que très peu dans les années 2000, la dernière confrontation avant cette saison datant de 2005-2006, en Serie B. Après quatorze ans de sevrage, Brescians et Bergamasques se sont enfin retrouvés pour un premier round fin novembre, pour ce qui ressemblait déjà à un choc des extrêmes entre un promu volontaire mais limité et une Atalanta flamboyante. Sur le terrain, un 3-0 net et sans bavure en faveur de la bande de Gasperini. Et en tribunes ? Pas grand-chose, puisque les tifosi de la Dea ont refusé d’effectuer le court déplacement vers l’Est. En cause, la politique tarifaire appliquée par Brescia, jugée excessive. 

Malgré tout, et bien au-delà de l’objet footballistique, cette saison 2019-2020 a été marquée par la pandémie de Covid-19. Région la plus touchée d’Italie avec plus de 17 000 morts au 9 août, la Lombardie a souffert le martyr. Symbole de la pandémie à l’international, par les sirènes d’ambulance à répétition et les nombreuses pages d’avis de décès dans la presse locale, Bergame tente peu à peu de se relever après l’épisode tragique. Moins médiatisée mais tout aussi touchée, Brescia a recensé des milliers de victimes dans sa province.

« Rivaux en tribunes, unis dans la douleur »

Nul doute que le retour de la Serie A en juin dernier, bien que sans tifosi, a redonné du baume au cœur à une région meurtrie. C’est justement sans public que s’est disputé la seconde manche entre l’Atalanta et Brescia, au mois de juillet. Anecdotique sur le plan sportif, entre une équipe déjà tournée vers son quart de finale de Ligue des Champions et une autre presque condamnée à la relégation (6-1, score final), ce derby a mis en évidence l’élan de solidarité qui a uni deux clubs « rivaux en tribunes mais unis dans la douleur », dixit Gasperini. Des banderoles de soutien arborant couleurs et blasons de chacune des deux équipes ont même été affichées dans leurs villes. Malgré cette unité remarquable, l’Atalanta et Brescia vont voir leurs chemins – déjà – se séparer, à cause de la descente du second cité. Un petit pincement au cœur pour les tifosi bergamasques qui souhaiteraient à n’en pas douter écrire une page de plus de l’histoire de leur club aux côtés de leur éternel rival.

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Elio Bono

Papa de la famille FootPol. Amateur d'Italie, de bonne nourriture, de balle ovale et d'Espagne.