Chili-URSS 1973, ou « le match le plus triste de l’histoire »
« Le match le plus triste de l’histoire ». C’est ainsi que l’illustre écrivain uruguayen Eduardo Galeano a qualifié le barrage qualificatif pour le Mondial 1974 entre le Chili et l’URSS. Et pour cause, ce match n’eut tout simplement pas lieu. Entre coup d’État, crise diplomatique et match fantôme, récit d’une double-confrontation qui a marqué à tout jamais l’histoire politique du football.
11 septembre 1973, 8 heures du matin. L’ensemble de la sélection chilienne de football est dans son hôtel situé en face du palais présidentiel – la Moneda –, prête à rejoindre l’aéroport de Santiago, direction Moscou. Tous sont impatients de disputer ce match qualificatif pour le Mondial qui se tiendra l’été suivant en Allemagne de l’Ouest. Tous savent également que le chemin pour en arriver là fut périlleux, et que le Pérou fut proche de leur voler la vedette. Tous savent enfin que le voyage jusqu’en Union Soviétique sera long et fastidieux : des escales sont prévues au Brésil, au Panama, au Mexique puis en Suisse avant l’atterrissage final à Moscou le 26 septembre, soit quelques heures avant le match.
C’est dans ces conditions pour le moins hostiles que la délégation chilienne se prépare à embarquer pour Moscou. Cependant, les membres de la sélection sont retenus à l’aéroport de Santiago dans un premier temps. À peine arrivé au pouvoir, Augusto Pinochet délivre un communiqué au cours duquel il ordonne que « la population de Santiago doit demeurer chez elle pour éviter le massacre d’innocentes victimes ». Suite à de multiples négociations (1), ce dernier accepte de laisser partir les joueurs non sans s’être assuré de leur silence absolu concernant ce qu’il se passe au pays. Il se murmure en effet que certains joueurs de la Roja, dont le capitaine Carlos Caszely sont proches des idées défendues par Salvador Allende…
Ces affirmations effleurent probablement les esprits des membres de la délégation à cet instant précis. Plongés dans leurs pensées, ils sont loin d’imaginer qu’une grande page de l’histoire politique de leur pays est en train de s’écrire à quelques mètres de l’hôtel. Élu en 1970, le président socialiste Salvador Allende est en train de subir un coup d’État militaire orchestré par le général Pinochet. Durant toute la matinée, des hélicoptères survolent le palais de la Moneda avant de le bombarder à coup de roquettes. L’objectif est de tuer le Président de la République, mais ce dernier s’est déjà suicidé. Nelson Vasquez, défenseur central de la sélection et témoin de la scène, est revenu rétrospectivement sur cet évènement : « Vers onze heures du matin, le coup d’État eut lieu. On sentait les bombardements, les avions qui défilaient et on ne savait pas quoi faire. On nous a simplement dit de fermer les rideaux, car on pouvait recevoir des tirs ».
La sélection se prépare ainsi à vivre ce match qui est déjà rentré dans l’histoire avant même d’être joué. Si le départ du Chili est chaotique, la réception en URSS est encore plus tendue. Le gouvernement de Leonid Brejnev, qui soutenait celui d’Allende, s’oppose virulemment à un coup d’État qu’il imagine orchestré par les États-Unis. En pleine période de Guerre Froide, la pilule a évidemment du mal à passer, tant et si bien que les relations diplomatiques entre Moscou et Santiago sont rompues le 22 septembre. Ainsi, les footballeurs chiliens sont scrupuleusement contrôlés à leur arrivée en URSS, et certains sont même menacés d’être interdit de séjourner. Alfredo Asfura, membre de la fédération chilienne et présent sur place, raconte les conditions d’arrivée : « La nourriture était loin de ce que l’on avait demandé, le bus est arrivé en retard et, même le jour où nous devions reconnaître le terrain, le stade était fermé. Les joueurs ont dû sauter par-dessus le mur pour pouvoir s’entraîner ».
Le stade en question porte le nom de Lénine – ça ne s’invente pas – et accueille plus de 50 000 spectateurs gonflés à bloc. Les Soviétiques, emmenés par le futur Ballon d’Or Oleg Blokhine sont largement favoris mais buttent sur une équipe du Chili copieusement sifflée. De ce match, il ne reste rien ou presque, hormis les souvenirs des joueurs présents. En effet, les autorités locales interdisent toute entrée de journalistes ou cameramen dans l’enceinte du stade, tant et si bien qu’on ne dispose aujourd’hui d’aucune trace visuelle de ce match. Dans les faits, un seul journaliste chilien, Hugo Gasc, a pu prendre place dans le stade moscovite. Au courage, les Chiliens arrachent un nul heureux (0-0), accueilli comme un exploit au Chili et qui résulte peut-être d’une certaine complicité de l’arbitre. Hugo Gasc raconte en effet ce petit coup de pouce aux motivations bien précises : « Par chance, l’arbitre était radicalement anticommuniste. Avec le président Francisco Fluxa, le président de la fédération, nous l’avions convaincu qu’il ne pouvait pas nous laisser perdre à Moscou. C’est vrai que son arbitrage nous avait beaucoup aidé ». Dans un monde totalement polarisé, le conflit idéologique sévit jusque sur les terrains de football.
À leur retour au Chili, les joueurs de la Roja retrouvent un pays complètement transformé. Dès le 12 septembre, la liberté de la presse est suspendue, et les journalistes sont menacés d’être « pris d’assaut par les forces terrestres et aériennes ». Pinochet a formé un gouvernement essentiellement composé de militaires. Surtout, ce dernier se considère comme étant l’homme providentiel du Chili, celui qui libèrera le pays du « joug marxiste ». Ainsi, on estime que près de 1800 opposants politiques – ou considérés comme tels – sont assassinées en l’espace de quelques jours. La traque se poursuit durant tout le mois d’octobre, avec la mise en place de la « caravane de la mort », opération commando visant à éliminer tous les opposants politiques. Tous ne seront pas assassinés, et une grande partie d’entre eux sont faits prisonniers. Les prisons chiliennes sont alors pleines, et il faut trouver d’autres lieux d’incarcération. Pinochet décide ainsi de transformer l’Estadio Nacional, stade de la sélection nationale et antre de la finale de la Coupe du Monde en 1962, en un camp de concentration. Au total, ce sont environ 5000 personnes qui sont incarcérées, contraintes au travail forcé et torturées durant le premier mois de la dictature au sein même de l’enceinte.
C’est dans ce contexte peu envieux que les Chiliens se préparent à recevoir la manche retour à Santiago. Traditionnellement, chaque match de la Roja se déroule à l’Estadio Nacional. Si la plupart des joueurs semblent traumatisés à l’idée de jouer dans ce véritable camp de concentration – certains d’entre eux, comme Leonardo Véliz, voient des membres de leur famille incarcérés –, Pinochet insiste pour que le barrage retour se joue dans l’enceinte prévue. C’est alors que l’URSS entre en scène et s’oppose fermement à ce que le match se dispute à l’Estadio Nacional. Valentin Granatkin, président de la fédération soviétique de football, propose de disputer le barrage sur un autre terrain au Chili ou en Amérique Latine. Or, le général Pinochet ne connaît que trop bien l’importance du sport, et en particulier du football dans la mise en place d’une propagande d’État. Voir son pays représenté lors de la Coupe du Monde, évènement suivi par plus d’un milliard de personnes, est une aubaine dans le cadre de la dictature qu’il instaure. C’est donc suivant cette logique que le chef de l’État chilien refuse toute délocalisation du match.
L’URSS ne faiblit pas, et décide d’entamer une procédure auprès de la FIFA afin d’obtenir gain de cause. Cette dernière se résout à examiner la situation, et charge deux de ses dirigeants – Abilio de Almeida, vice-président et Helmut Kaeser, secrétaire général – de se rendre au Chili. Le 24 octobre, les deux hommes se rendent à Santiago et visitent le fameux Estadio Nacional, rebaptisé « stade de la mort » par la presse internationale. Sauf qu’entre temps, Pinochet prend le soin de déplacer les quelque 7000 prisonniers, de sorte à « nettoyer » le stade. La FIFA décide alors d’autoriser la tenue du barrage retour à l’Estadio Nacional, à travers un rapport assez incroyable : « Nous avons trouvé que le cours de la vie était normal, il y avait beaucoup de voitures et de piétons, les gens avaient l’air heureux et les magasins étaient ouverts ». Une décision pas si neutre que ça, puisque l’on sait désormais qu’Abilio de Almeida, proche de la dictature militaire brésilienne, a facilité l’organisation du match à l’Estadio Nacional.
Les Soviétiques réagissent immédiatement. La FIFA ne souhaite pas délocaliser le match ? L’URSS ne fera pas le déplacement, comme l’indique la Fédération Soviétique de Football le 2 novembre dans un communiqué fustigeant un stade « rougi par le sang des patriotes chiliens, transformé en camp de concentration et en une arène d’exécutions ». Quinze jours plus tard, la FIFA déclare officiellement l’URSS forfait, et attribue la victoire 2-0 au Chili. La fin de l’histoire ? Certainement pas, car Pinochet a une idée en tête. Il faut célébrer la qualification pour le Mondial en compagnie des supporters et jouer le match, avec ou sans adversaire.
C’est ainsi que le 21 novembre, les onze titulaires chiliens entrent en piste seuls sur le terrain, sous les yeux d’environ 18 000 spectateurs. L’organisation du match est en réalité une ode à la dictature militaire de Pinochet, avec un défilé de l’armée avant la partie. Au moment où le coup d’envoi est donné, des milliers de prisonniers restent enfermés dans le stade. Dans cette parodie de football, un seul but est marqué par Francisco Valdés. Fervent opposant au régime, ce dernier va célébrer sa réalisation en compagnie du capitaine Carlos Caszely devant le virage vide du stade en hommage à « ceux qui ne sont pas là ». Pas de quoi gâcher la fête de Pinochet, puisque ce but et cette célébration anecdotiques laissent place à un « vrai » match de football face à l’équipe brésilienne de Santos, invitée pour l’occasion.
Cette exhibition fut un évènement anecdotique pour certains, mais resta à jamais un traumatisme pour d’autres. L’avant-centre « Pollo » Véliz fait partie de ceux-là. Aujourd’hui engagé politiquement à gauche, il raconte (2) le calvaire vécu ce 21 novembre 1973 : « Ce fut le match le plus horrible que j’ai vécu, car en entrant dans l’Estadio Nacional nous voyions encore les trous dans les murs, causés par des simulations de fusillades. Je me suis ensuite demandé si je devais jouer un tel match. Que se serait-il passé si j’avais refusé de jouer un tel match ? Mais c’était ma passion, et je devais réaliser ce rêve de disputer un Mondial de football ». Les joueurs n’oublient en effet pas que cette parodie de football, aussi ridicule soit-elle, leur permet de valider leur billet pour le Mondial 1974 en RFA. Les Soviétiques déposeront bien un recours pour contester la décision de l’URSS, mais la FIFA tranche définitivement sur la question le 5 janvier 1974 en accordant au Chili sa qualification sur tapis vert.
Pinochet accueille cette nouvelle comme une double victoire : le Chili disputera la Coupe du Monde, et une grande instance mondiale lui a donné gain de cause dans ce combat. Afin de marquer le coup, il décide de convier tous les membres de la sélection à une grande récéption. C’est le moment que choisit le capitaine Carlos Caszely pour refuser de serrer la main au chef de l’État, et lui glisser : « Vous savez qu’il y a des problèmes avec les syndicats, il y a des problèmes avec les détenus ». Après s’être bouché les oreilles, Pinochet ordonne que toute la famille du joueur soit torturée. L’épilogue tragique d’un épisode qui l’est tout autant. Le « match le plus triste de l’histoire » n’a jamais eu lieu, mais l’une des pages les plus sombres de l’histoire du Chili a bien existé. Elle aura duré 17 ans.
1 : Fruit d’une coïncidence heureuse, le médecin de la sélection, Jacobo Helo, était également le médecin personnel du général Gustavo Leigh, chef des Forces Aériennes chilienne et proche de Pinochet. C’est grâce à cet intermédiaire que la délégation chilienne obtint le droit de quitter le pays à titre exceptionnel.
2 : Propos recueillis dans l’ouvrage A discreción, Viaje al corazón del fútbol chileno bajo la dictadura militar, co-écrit par Carlos González Lucay et Braian Quezada Jara.
Muy interesante et pas si anecdotique.
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