Zozulya, vraiment « nazi » ?
Ce dimanche 15 décembre, un match de deuxième division espagnole entre le Rayo Vallecano et Albacete a été arrêté après que Roman Zozulya, attaquant de l’équipe visiteuse, a été la cible de chants hostiles, entonnés par les supporters de l’équipe locale, l’accusant d’être « nazi ». Tentative d’explication d’une histoire qui agite l’Espagne, et qui ne doit rien au hasard.
15 novembre 2013. Après avoir fini deuxièmes de leur poule, les Bleus de Didier Deschamps jouent leur qualification pour le Coupe du monde 2014 lors d’une double confrontation face à l’Ukraine. Dans la nuit de Kiev, la France du football pense découvrir un nouveau bourreau, vingt ans après le Bulgare Kostadinov. Attaquant du Dnipro, Roman Zozulya martyrise la défense française, marquant un but et poussant Laurent Koscielny à concéder un penalty, scellant une victoire ukrainienne (2-0) qui ressemble alors fort à un ticket pour le Mondial. Qui sait ce qu’aurait fait l’Ukraine au Brésil si Mamadou Sakho n’avait pas sauvé les Bleus trois jours plus tard à Saint-Denis (3-0) ? Il y aurait fort à parier que Roman Zozulya y aurait endossé avec brio le rôle de vedette de l’équipe nationale, avant, pourquoi pas, de décrocher un contrat dans un club plus huppé, hors des frontières de son pays.
Faute de Brésil, Zozulya est resté au pays jusqu’à ses 27 ans, à l’été 2016. Un choix de carrière sans doute raisonnable, puisqu’il lui a permis de disputer la finale de la Ligue Europa avec le club de Dnipropetrovsk en 2015. Pour autant, cette même carrière l’emmène aujourd’hui à évoluer en milieu de tableau de deuxième division espagnole, dans le club d’Albacete. Un échec sportif relatif pour un joueur qui paraissait si prometteur au début de la décennie, et qui, à trente ans, semblait se diriger vers une fin de carrière loin des médias internationaux. C’était avant ce dimanche 15 décembre 2019, au cours duquel Roman Zozulya est réapparu en haut de l’affiche, pour des raisons extra-sportives.
Un passif déjà fort avec le Rayo
L’Ukrainien s’apprêtait à disputer un nouveau match avec son équipe d’Albacete, face au Rayo Vallecano. Cet affrontement, entre le 15ème et le 12ème de la deuxième division espagnole, disputé un dimanche après-midi du mois de décembre, représentait sans doute tout ce qu’il y a de plus banal pour un match de football. Ainsi, rien n’indiquait qu’il allait se trouver rapidement à la Une des journaux du monde entier. Pour autant, si ce match pouvait sembler anodin, il ne l’était pas vraiment pour Roman Zozulya. Le joueur formé au Dynamo Kiev a en effet un passif houleux avec le club de la banlieue madrilène. Lorsqu’il a quitté l’Ukraine en 2016, il s’est engagé au Bétis Séville. Peu utilisé en première partie de saison, avec seulement six matchs disputés, il est proposé en prêt à plusieurs équipes espagnoles au mois de janvier 2017. Le Rayo Vallecano, 17ème de deuxième division, est alors intéressé pour renforcer son secteur offensif.
Club situé à Vallecas, une banlieue ouvrière au Sud de Madrid, le Rayo est très souvent placé à gauche sur l’échiquier politique. Son principal groupe de supporters, les Bukaneros, se situe sur la même longueur d’onde et affiche sur son site internet une volonté de lutter contre « le racisme et le fascisme, des valeurs très éloignées de nous et de ce que représente le Rayo ». Or, Roman Zozulya avait à plusieurs reprises affiché des positions politiques allant à l’encontre de ces « valeurs » défendues par le club madrilène. Lors de son arrivée à Séville six mois plus tôt, l’ex-joueur du Dnipro s’était présenté avec un t-shirt qui avait défrayé la chronique. Certains médias espagnols avaient fustigé un vêtement sur lequel figurait un trident considéré comme un symbole extrémiste en Ukraine.
Le trident, symbole néonazi ?
Le trident en question est un symbole du nationalisme ukrainien, dont les premières apparitions remontent au XIIème siècle. Il est depuis 1996 l’emblème officiel de la République ukrainienne. Cependant, le trident était également utilisé par l’Organisation des Ukrainiens Nationalistes (OUN), créée en 1929 et dont la stratégie d’émancipation de l’Union soviétique incluait des méthodes terroristes particulièrement violentes. Lors de la Seconde guerre mondiale, cette organisation voyait en Adolf Hitler un symbole d’espoir face à la domination de Moscou, qui empêchait alors la création d’un État ukrainien. L’OUN profita de l’engagement de l’URSS dans le conflit mondial pour proclamer l’indépendance de son pays le 30 juin 1941, dans une déclaration au troisième point particulièrement équivoque :
« L’État ukrainien nouvellement formé travaillera en étroite collaboration avec le national-socialisme de la Grande Allemagne, sous la direction de son chef, Adolf Hitler, qui veut créer un nouvel ordre en Europe et dans le monde et aide les Ukrainiens à se libérer de l’opposition politique »
Lors de son premier entraînement sous les couleurs du club madrilène, l’Ukrainien fut copieusement hué par certains Bukaneros. À la suite de cet épisode, la recrue du Rayo a tenu à mettre les choses au clair dans un communiqué relayé par son nouveau club sur les réseaux sociaux.
« Mon arrivée en Espagne fut accompagnée d’un malentendu à cause d’un journaliste qui ne connaît pas la réalité de mon pays ni ma propre histoire. Je suis arrivé à l’aéroport de Séville avec un t-shirt sur lequel figurait l’emblème de mon pays, l’Ukraine, et des vers du poète Taras Shevchenko, étudié dans toutes les écoles de l’URSS. Ce journaliste a dit qu’il s’agissait d’un t-shirt d’un groupe paramilitaire, dont l’emblème est clairement différent de celui de mon pays puisque celui-ci contient également une grande épée. […] Comme je l’ai signalé lors de ma présentation au Bétis, je n’ai aucun lien avec des groupes paramilitaires ou néo-nazis. »
Cette tentative d’explication ne fut pas vraiment du goût des supporters du Rayo, qui continuèrent de s’en prendre à Roman Zozulya, en publiant un dossier à charge justifiant leurs actes. Ce document retrace de manière chronologique l’historique idéologique de l’Ukrainien, largement documenté par de nombreuses images. L’investigation, menée sur le compte Twitter du joueur par les Bukaneros, révèle notamment une photo datée du 1erdécembre 2015 – toujours consultable en ligne et visible sur la photo de couverture de cet article – sur laquelle Zozulya pose aux côtés d’une écharpe à l’effigie de Stépan Bandera, ex-leader de… l’OUN, précédemment présentée. On apprend également dans ce document que le joueur aurait soutenu le Régiment Azov, un groupe paramilitaire d’extrême droite à tendance néonazie, dans une vidéo publiée par le régiment sur YouTube.
Toutefois, certains éléments invitent à la prudence et à modérer le propos. Les Bukaneros ont pris position en faveur des séparatistes pro-russes dans le conflit en question. Dans le même sens, le quotidien espagnol El Pais révèle, dans un article paru le 6 février 2017, que la propagande russe véhiculée par les médias Spoutnik et Russia Today est susceptible d’avoir déversé des fake-news, associant de manière parfois exagérée nazisme et nationalisme ukrainien (quand bien même les faits énoncés ci-dessus semblent véridiques). De plus, si sur la vidéo en question Zozulya parle bien de « victoire de la nation », il le fait dans un court extrait (voir ci-dessous) sans jamais citer le Régiment Azov.
Face à ce climat, le joueur décida de ne pas honorer son contrat et de retourner au Bétis au lendemain de son arrivée. L’épisode eut des conséquences non négligeables sur sa carrière, puisque celui-ci ne put être inscrit pour la deuxième partie de saison au sein de l’effectif du Bétis après avoir honoré un contrat pour trois équipes différentes, le maximum autorisé par la législation internationale. Ainsi, l’Ukrainien fut contraint de passer les six derniers mois de la saison 2016-2017 sans disputer le moindre match, avant de rompre son engagement avec le Bétis en septembre 2017.
Un précédent, et maintenant ?
De son côté, la Ligue espagnole décida d’ouvrir en février 2017 une enquête contre une dizaine d’ultras du Rayo Vallecano, accusés d’avoir « forcé Roman Zozulya à renoncer à rejoindre l’équipe madrilène », qui aboutit finalement en octobre sur un non-lieu. Entre temps, Zozulya paraphait un contrat avec Albacete à l’aube de la saison 2017-2018, toujours en deuxième division. Sitôt la nouvelle rendue publique, les supporters du Rayo cochèrent la date du 4 novembre, à laquelle était prévue la réception du club de Castille-la-Manche. Prévoyant, Albacete décidait de ne pas convoquer Zozulya pour éviter tout incident. Promu en Liga à la fin de la saison, le Rayo Vallecano évitait également ses retrouvailles avec l’Ukrainien pour la saison 2018-2019.
Ainsi, les supporters du Rayo ont dû attendre près de trois ans avant leurs retrouvailles avec Roman Zozulya. Le contexte allait être houleux : des clubs aux policiers, tout le monde ou presque s’y attendait. En effet, alors que l’on aurait pu croire que les bukaneros allaient oublier le passif liant Zozulya au club, ceux-ci se sont rappelés au bon souvenir de leur éphémère attaquant, en publiant sur Twitter deux jours avant le match des banderoles qui lui étaient hostiles. Dès lors, il n’y avait rien d’étonnant à entendre dès le coup d’envoi des chants qualifiant Roman Zozulya de « put*in de nazi ». En revanche, il fut beaucoup plus surprenant de constater que l’arbitre José Antonio Lopez Toca décida d’arrêter définitivement le match à la mi-temps. Il ne nous appartient pas de juger ici la décision de l’arbitre central, prise en concertation avec les staffs des deux équipes, avec pour motif la prolifération « d’insultes ».
Il semble cependant légitime de s’interroger sur l’usage d’un tel moyen d’action, alors que l’on sait que de nombreux cas de chants discriminatoires ont été recensés dans les stades espagnols ces dernières années. Ainsi, de nombreux médias et observateurs outre-Pyrénées se demandent pourquoi un match n’est pas arrêté lorsqu’un ou plusieurs joueurs subissent des insultes en raison de leur couleur de peau, leur religion ou leur – supposée – orientation sexuelle. Car si cette affaire Zozulya fait autant parler en Espagne, c’est parce qu’il s’agit d’une première. De plus, elle intervient dans un contexte politique particulier, avec la forte libération d’une parole très décomplexée à droite, marquée par l’émergence du parti Vox, qui, en avril 2019, a été le premier parti d’extrême droite à siéger au Parlement espagnol depuis la chute du franquisme. Ainsi, et alors que les réactions politiques allaient plutôt dans le sens des supporters du Rayo en 2017, celles-ci sont aujourd’hui beaucoup plus mesurées. Hormis Iñigo Errejon, député très à gauche et ancien membre de Podemos, très peu de responsables politiques ont pris la parole dans cette affaire. Le gouvernement espagnol, par la voix de son Ministre de la culture et des sports, a défendu l’interruption du match, tout comme la Ligue de Football Professionnel.
En revanche, ce cas pourrait prochainement créer une précédent en Espagne, servant pour toute insulte à caractère – ou non – politique. Le vent de panique est d’ailleurs immédiat, à la veille d’un Clasico qui avait déjà été reporté en raison de manifestations indépendantistes à Barcelone. De là à voir ce match visionné par plusieurs centaines de millions de personnes ne pas aller jusqu’à son terme ? Au vu de l’enjeu politique qu’il revêt, il n’y a qu’un pas.