« Probable qu’Almería ait été choisie en tant que pont entre l’Europe et le Moyen-Orient »

Racheté l’été dernier par Turki Al-Sheikh, président de l’Autorité générale du divertissement en Arabie saoudite et personnage controversé1, le club d’Almería est devenu l’objet de nombreux fantasmes. Des promesses à la peur d’un destin à la Malaga2, le projet de l’ambitieux président interroge tant pour sa crédibilité que pour l’opacité. Afin d’en savoir davantage sur la gestion du club, le regard des supporters locaux et les premières retombées après un an sous pavillon saoudien, nous avons interrogé Juan José Aguilera. Journaliste sportif pour le média « Ideal Almería » depuis 1983, il est spécialiste de l’actualité du club andalou.

Tout d’abord, as-tu une explication quant au choix de Turki al-Sheikh de jeter son dévolu sur Almería ? Pourquoi ce club en particulier ?

Avant toute chose, je pense que son premier choix se dirigeait vers Granada mais faute d’accord, le deal n’a pu se faire. Il s’est ensuite tourné vers l’UD Almería, une équipe très peu endettée et surtout très saine économiquement. Cela a compté comme l’élément décisif dans le choix de Turki : un rachat défiant toute concurrence d’un point de vue chiffré. De facto, l’acquisition de Granada, du fait de sa place en première division, aurait coûté beaucoup plus cher.

Justement, tu fais référence à une économie saine, mais concernant le domaine sportif, comment c’était avant l’arrivée du Saoudien ?

Comme je le disais précédemment, le club a toujours été sain économiquement et cela est évidemment intimement lié à la politique sportive. Alfonso García, président du club avant l’arrivée de Turki (propriétaire de 2003 à 2019, NDLR), faisait les choses d’une manière très mesurée et n’était pas coutumier des dépenses excessives. Il a toujours martelé qu’il ne dépenserait pas plus que ce que le club générerait. De facto, il a pratiquement toujours tenu des comptes excédentaires durant son mandat.

Au niveau de l’équipe, elle a été dans un premier temps reconstruite avec peu de moyens. Puis Alfonso García a bâti une grande équipe de deuxième division durant la saison 2006-2007, durant laquelle Almería a obtenu l’accession à l’élite (pour la première fois de son histoire, NDLR). Il faut aussi rappeler que l’année précédente l’équipe était déjà proche de la montée. Elle était déjà à la lutte pour accéder à la Liga mais deux défaites consécutives durant l’emballement final ont eu raison de ses ambitions. De là, le club a construit un effectif assez bon et a surtout bénéficié de la présence d’Unai Emery sur le banc. Il a été celui qui a fait que cette équipe jouait à un grand niveau. Ensuite, les premières années en Liga ont permis à l’exécutif du club de recruter des joueurs peu connus du grand public, qui n’avaient pas réussi à s’intégrer dans d’autres équipes ou d’autres contextes, mais qui se sont cependant parfaitement acclimatés au sein de l’écosystème d’Almería.

Comme exemple, il y a Felipe Melo qui, sans faire une grande saison tant à Majorque qu’au Racing Santander, arrive à Almería et fait un formidable exercice (en 2007-2008, NDLR) qui contribuera à lui ouvrir a posteriori les portes de la Seleção. Il signe au terme de la saison à la Fiorentina qui a payé la clause libératoire du joueur, ce qui occasionnera la vente la plus onéreuse de l’histoire du club (13 millions d’euros, NDLR). On peut également citer un autre brésilien, Diego Alves, ou Pablo Piatti. Ce dernier fut la recrue la plus chère de l’histoire d’Almería mais aussi un des joueurs les plus décisifs de l’équipe, bien qu’il manquait de régularité à ses débuts au club. Ces exemples illustrent la politique sportive du club, assez malin pour obtenir des joueurs intéressants et prometteurs qui ont permis de conserver un régime économique assez sain et ainsi de faire face aux dépenses communes de la saison.

Le jeune et prometteur Unai Emery dirigeant un entraînement de l’UD Almería lors de l’exercice 2006/07 (© Francisco Bonilla)

Comment les supporters ont-ils accueilli l’arrivée de Turki al-Sheikh, la nature de ses fonds et sa réputation sulfureuse ?

La vérité c’est que, au début, il y avait en effet un sentiment d’incertitude chez les supporters. Ils se demandaient « mais comment va-t-il faire pour tenir ses promesses ? ». Mais Turki a fait don à la ville de 1 200 000 euros pour aider à lutter contre l’épidémie de coronavirus. Cela a clairement contribué à changer quelque peu le point de vue des supporters sur l’actuel propriétaire. Maintenant, on peut dire qu’il y a une grosse majorité de la ville qui est en faveur de toutes ses mesures. Surtout, concernant sa promesse datant du jour de sa venue (devenir à terme un grand d’Espagne, NDLR), les gens commencent à croire que celle-ci pourra se réaliser au fil des années.

Concernant les ambitions du nouveau propriétaire, ne sens-tu pas une certaine méfiance d’une frange sceptique du peuple rojiblanco après la jurisprudence Malaga ?

Il y a eu pour tout dire au début naturellement des doutes, surtout de peur que le mode opératoire soit identique à celui de Malaga. Mais, pour le moment, ce qui a été proposé semble plus cohérent. Il a entamé la construction de la nouvelle et tant attendue ciudad deportiva. Il a aussi été celui qui a financé et mené le programme de rénovation des terrains afin de les rendre plus attractifs. Tous ces projets qui permettent de faire progresser le club apposent une nuance non-négligeable vis-à-vis du précédent Malaga.

As-tu une idée de la politique sportive du club depuis son arrivée ? Privilégier les jeunes talents ou davantage des profils plus spécifiques ? On a vu que l’été dernier Almería a réalisé un mercato assez ambitieux (avec notamment les signatures d’Arvin Appiah, de Valentin Vada ou de Darwin Núñez). As-tu remarqué quelques bonnes surprises ou des déceptions durant cette saison ?

Quelques déceptions oui. Par exemple, prenons le cas de Coric (jeune espoir croate de 23 ans prêté par la Roma, NDLR) qui n’a pas réussi à s’imposer ni à s’adapter à la Segunda, même si, à sa décharge, il n’a pas eu beaucoup de chance avec plusieurs blessures contractées depuis son arrivée. À l’inverse, le rendement de certains joueurs n’a pas été tant une « surprise » que cela, mais opérait davantage comme une confirmation de leur grand potentiel, à l’image de José Carlos Lazo. C’est un joueur qui est en train de réaliser une très bonne saison. Mais la grande surprise de l’UD Almería est la pépite uruguayenne Darwin Núñez. Un joueur qui a très peu joué dans son pays avant de venir en Andalousie. Depuis son arrivée, il s’est très vite adapté à ce nouveau football. Il démontre avec ses 12 réalisations que c’est le genre de joueur attrayant qui a déjà le niveau pour la première division.

La pépite Darwin Núñez aux côtés de Mohamed El Assy, directeur général d’Almería, au siège du club (© udalmeriasad.com)

Pour conclure sur le registre sportif, quel est le bilan provisoire de cette première saison sous pavillon saoudien, autant en termes de jeu produit qu’en termes de résultats ?

Comparé à ce que j’ai pu observer lors des dernières saisons, le bilan est plutôt bon. Le club est actuellement en troisième position alors qu’il ne reste que 11 matchs. La bataille pour l’accession en Liga est encore d’actualité même si ce sera compliqué de rejoindre Zaragoza avec ses cinq points d’avance. Tout se jouera sur le facteur match à domicile, car dans ce championnat il est très difficile de prendre des points à l’extérieur. En somme, du point de vue des résultats, c’est une bonne saison. J’ai vu un certain nombre de matchs, dont celui contre Lugo gagné 4-0 qui était très plaisant à voir. On a pu observer d’autres moments intéressants durant cette saison, notamment lors du match contre Numancia (1-1 à l’extérieur, NDLR) ou plus récemment la dernière rencontre remportée 4-0 contre le Deportivo La Corogne. Ces larges victoires sont d’autant plus dures à acquérir que l’adversité ne faiblit pas au fil de la partie : c’est une spécificité de la Segunda, les équipes jouent dur et ne se rendent jamais. Le tout sous la houlette d’un jeune entraîneur, Guti (intronisé en novembre dernier, NDLR), qui vit son éveil dans les catégories seniors. Il a essayé de mettre en place un système de jeu différent de son prédécesseur jugé plus conservateur avec des phases de jeu plus fluides (en alternant 4-4-2 à plat et 4-5-1, NDLR).

Les instigateurs d’une réforme tactique et dogmatique : Guti (à gauche) et son adjoint David Badia (au centre) (© Javier Navarro)

Comment ne pas aborder la question de la rivalité avec Malaga, exacerbée après la venue de Turki ?

En effet, la rencontre disputée à Malaga (victoire d’Almería 0-1 en septembre dernier, NDLR) a mis davantage en lumière le match disputé dans les travées du stade que celui sur le terrain. Si c’est certain qu’il y a eu une recrudescence de la rivalité entre les deux entités, je dirais que c’était surtout pour la représentation des pays dont ces clubs, à travers l’identité de leur propriétaire, étaient garants. En résumé, il s’agissait plus du reflet de la rivalité entre le Qatar et l’Arabie saoudite que d’une réelle et profonde animosité entre les deux clubs.

Le succès d’Almería serait corrélé à la réussite de cet investissement et servirait de baromètre à la diffusion et à l’introduction des aspects culturels de l’Arabie saoudite dans le monde occidental.

Enfin, quelle place tient le projet autour d’Almería sur la feuille de route de l’Arabie saoudite dans son ambition d’affirmer son leadership politique et culturel sur le Moyen-Orient ?  Vois-tu des possibles connexions entre ce rachat et celui, probable, de Newcastle ?

La vérité, c’est que je ne sais pas quoi te répondre concernant le cas de Newcastle. C’est un dossier très complexe. En tout cas, il est fort probable qu’Almería ait été choisie en tant que pont entre l’Europe et le Moyen-Orient, dans l’optique de promouvoir la culture et le mode de vie du royaume. Le succès d’Almería serait corrélé à la réussite de cet investissement et servirait de baromètre à la diffusion et à l’introduction des aspects culturels de l’Arabie saoudite dans le monde occidental. Je pense en effet que c’est par ce biais que le rachat d’Almería trouve sa place sur l’échiquier saoudien.

L’intention affichée par Turki, du moins face aux journalistes, est de porter un projet sportif avec l’ambition de faire d’Almería quelque chose de ressemblant à Marbella (racheté en 2018 par un groupe d’investissement chinois dirigé par Zhao Zhen, dont l’objectif est de mener le club au sein de l’élite du pays, NDLR). On peut tout de même en douter, car il est devenu quasiment vital pour l’Arabie saoudite, au vu des récents événements, de redorer son image franchement écornée dans le monde occidental. Mais à quel niveau se trouve la vérité entre les ambitions sportives et les enjeux du soft power ?

1 : Proche du prince héritier, il a osé répondre avec virulence à l'UEFA dans l'affaire beoutQ, sans compter ses méthodes de "voyou", dixit Khashoggi, lors la purge anticorruption menée en 2017 dans le Ritz Carlton de Riyad.
2 : Dont le cheikh Al-Thani, après un recrutement ambitieux à l'aube des années 2010, abandonna peu à peu l'horizon sportif pour mener à bien ses divers projets immobiliers dans la province. Sans l'appui local, il fut contraint de couper définitivement ses investissements dans le club et la ville de Malaga.
Remerciements : Juan José Aguilera (Ideal Almería)
Propos recueillis par Amaury Erdogan-Gutierrez

Amaury Erdo-Guti

Grand frère de la famille FootPol. Tendresse et passion rythment ma plume de Paris à la Pampa