URSS, néolibéralisme, xénophobie : les racines spécifiques du hooliganisme russe
L’actualité récente, hier encore avec la une du Corriere Dello Sport sur un « Black Friday » entre Chris Smalling et Romelu Lukaku, témoigne de la violence verbale, explicite ou plus implicite, que représente parfois le racisme dans le football. Cette actualité « brûlante » ne manque pas d’être commentée et re-commentée. Le thème de la violence physique, moins en vogue actuellement mais tout aussi structurant dans le monde des tribunes, via le phénomène du hooliganisme russe, échappe quant à lui de nos grilles de lecture d’Européens de l’Ouest.
Retournons à l’Euro 2016, où la Russie s’est moins distinguée par le jeu de son équipe nationale que par ses hooligans, impliqués dans des incidents en marge du match de poule Angleterre-Russie, à Marseille. Les hooligans russes s’étaient alors donnés pour objectif de « tuer » les pères fondateurs anglais du hooliganisme. Leur réussite peut s’expliquer par un effet de ciseau entre hooliganismes russes et anglais. Alors que le phénomène est en chute libre en Angleterre depuis le milieu des années 1980, en raison notamment de la politique sécuritaire du pays et de la hausse générale du prix des billets, le hooliganisme russe s’est développé et radicalisé. Et plutôt que de condamner les dommages causés par leurs fans violents, les pouvoirs publics russes ont préféré dénoncer l’arrestation d’un bus de 43 supporters russes qui se dirigeait vers Lille, par la voix du ministre des Affaires étrangères Sergueï Lavrov, qui a immédiatement convoqué l’ambassadeur français pour le mettre en garde. Le président Poutine, alors au forum économique de Saint-Pétersbourg, s’est même montré étonné : « Je ne comprends pas comment 200 de nos supporters ont pu battre plusieurs milliers d’Anglais ». Le vice-président du Parlement et député, Igor Lebedev est allé encore plus loin en affirmant que « ces gars défendent l’honneur de leur pays ».
La recherche scientifique sur le sujet est moins active aujourd’hui, une des raisons pour lesquelles les autorités ne comprennent pas toujours que le hooliganisme ne se confond pas au sport, et qu’il a tendance à s’en dissocier de plus en plus. Le cadre de l’évènement sportif n’est désormais plus qu’un prétexte à l’expression de la violence. Pour saisir les spécificités russes du hooliganisme, il faut revenir à leur traduction du terme « hooligan », qui y a une étymologie plus complexe qu’en français, où il a directement revêtu le sens originel anglais qui désignait un supporter ultra-violent. Ainsi, en russe, le terme se traduit par « khouligan ». Il a successivement désigné au XXe siècle les fauteurs de troubles vagabondant dans les campagnes russes, puis les perturbateurs anti-systèmes et contestataires de l’ordre public pendant la période soviétique. Encore aujourd’hui, il arrive au président Poutine de l’utiliser contre ses adversaires politiques, reprenant les us et coutumes de l’ex-URSS. Ayant d’abord une définition floue sous l’ère soviétique, le terme de « hooliganisme » se rapproche de la sphère du football par un effet de contagion provenant d’Angleterre, avant de connaître une réelle structuration pendant les années 1990. Le hooliganisme russe en plein essor est alors porté par l’omniprésence du nationalisme dans le pays. Le hooliganisme anglais, lui, décline de plus en plus, avec comme point d’orgue les affrontements de l’Euro 2016.
Dans les années 1970, le hooliganisme, khuliganstvo en russe, n’a pas encore de rapport avec le football et sa définition reste très large en raison de l’interprétation donnée par le déstalinisant Khrouchtchev, dont la période de pouvoir s’inscrit dans le contexte du retour d’anciens détenus du goulag, notamment à la suite des disparitions des notions juridiques « d’ennemi du peuple » et de « crime contre-révolutionnaire ». Ce tournant dans l’histoire de l’URSS est caractérisé par l’augmentation du banditisme et de la criminalité. Le dirigeant soviétique en profite donc pour mener une campagne de lutte contre le hooliganisme, sous-catégorie du délit de « parasitisme », visant tous les comportements, du crachat à la tentative d’homicide, qui ne sont pas en adéquation avec les normes et les valeurs qui doivent façonner l’homme soviétique. Même si, au premier abord, cette politique peut sembler aller à l’encontre de la Détente initiée par Khrouchtchev, elle a pour objectif de civiliser la classe laborieuse pour la mener vers l’idéal socialiste bien-pensant et bien-agissant, après le desserrement de l’étau stalinien.
L’URSS de Brejnev, le successeur de Khrouchtchev en 1964, connaît elle aussi des bouleversements sociaux et économiques. Une culture « jeune », inspirée par les magazines et la musique de l’Europe de l’Ouest, se développe. Des jeunes supporters du Spartak Moscou commencent à prendre pour habitude de se rassembler en tribune pour brandir des écharpes aux couleurs du club. Comme en attestent leurs cheveux longs et leurs jeans rapiécés, ces supporters s’inspirent de leurs homologues ouest-européens pour contester la société soviétique et son immobilisme politique.
Pour le pouvoir soviétique, ce sentiment d’appartenance à un club est dangereux dans la mesure où il pourrait estomper la fierté soviétique de ces jeunes. Les prémices de groupes de supporters organisés sont alors vues par le KGB comme une forme de dissidence téléguidée par la CIA. L’affichage du moindre signe de groupe est donc fortement réprimé, notamment à Moscou, où tout acte de supportérisme peut valoir une interpellation. En plus du soutien actif aux équipes du pays, les scènes de violences se multiplient dans les enceintes sportives russes à partir du drame du Heysel en 1985. En septembre 1987, après une victoire du Spartak Moscou à Kiev dans le match au sommet du football soviétique face au Dynamo, des affrontements de grande ampleur ont lieu entre supporters des deux camps. C’est une nouveauté, puisqu’auparavant les incidents se limitaient à des échauffourées et à du vandalisme improvisé, et seuls les derbys moscovites étaient touchés par ce phénomène alors nouveau. À partir de cette rencontre, les déplacements de hooligans pour aller assister aux matchs de leur équipe à l’extérieur sont de plus en plus fréquents. Les groupes commencent ainsi à s’organiser.
Ce n’est que dans les années 1990 que le hooliganisme russe se structure réellement pour s’insurger contre les règles répressives, héritées de l’URSS, en vigueur dans les stades. L’instabilité politique et la transition économique brutale sont propices à la création de groupes de hooligans. Dans la période de rupture avec l’ère soviétique, ces entités s’inscrivent dans la tradition du football de l’URSS, structuré autour d’institutions d’État comme la police, l’armée ou les syndicats. Dans une logique similaire, le hooliganisme anglais avait pris ses racines dans la mutation industrielle que le thatchérisme avait accélérée, facilitant la désagrégation de la classe ouvrière britannique. Dans cette période de transition politique et économique, le type de violence liée au football évolue : d’une brutalité spontanée liée au match, le hooliganisme russe opte pour des fights organisées, rationnelles et inscrites dans une dimension spatio-temporelle indéfinie. Il s’émancipe ainsi de l’évènement sportif stricto sensu comme avait pu le faire son homologue anglais dans les années 1970.
La baisse du niveau du football national et de clubs agit comme un catalyseur de la structuration du hooliganisme, une consolation face à l’effondrement des équipes russes à la suite de l’implosion de l’URSS. Les supporters sont désabusés face aux oligarques qui rachètent les clubs, aux joueurs étrangers de plus en plus nombreux qu’ils appellent « légionnaires » et aux soupçons de corruption. Le néologisme « okolofutbola », que l’on pourrait traduire par « parafoot » en français, apparait pour désigner cette mutation progressive qui se dessine à partir du milieu des années 1990. L’adhésion à la ville par le biais du club de football et de son groupe de supporters est importante dans ce contexte de transition russe ; non pas qu’elle corresponde à des référents clairs et stricts mais plutôt qu’elle offre à des individus des situations de dialogue dans lesquelles chaque participant façonne son identité vis-à-vis d’« ennemis » désignés. La violence en tant que signe extérieur de virilité est primordiale pour les jeunes appartenant aux groupes de supporters. L’affrontement sportif ou entre supporters à l’extérieur du stade est à l’origine d’une excitation agréable, d’une montée d’adrénaline pour le hooligan, qu’il soit anglais ou russe. Toutefois, la spécificité du hooliganisme russe par rapport à son homologue occidental est visible : les fights sont très organisées.
Depuis les années 2000, le hooliganisme russe reprend à son compte le format des fights en forêt, très présent chez son voisin polonais. Il devient ainsi de plus en plus autonome vis-à-vis de son géniteur anglais au point de vouloir le déposséder de son image de place forte et historique du hooliganisme. L’institutionnalisation du hooliganisme est ainsi plus poussée en Russie qu’en Angleterre, où les répercussions du drame du Heysel en 1985 ont été un coup d’arrêt au phénomène. Les combats entre hooligans russes obéissent à des règles plus strictes qu’en Angleterre. La majorité des groupes russes ont signé une charte d’honneur « fair play », dans laquelle les armes improvisées, comme les chaises ou les tables, sont proscrites alors qu’elles sont autorisées dans la coutume anglaise. Les fights sont quasiment toujours organisées à l’extérieur du stade avec un lieu et un horaire prédéfinis entre les deux groupes antagonistes, qui doivent avoir le même nombre de participants. Les victoires et les défaites sont comptabilisées pour pouvoir désigner le meilleur groupe de supporters à la fin de la saison ; il y a un championnat entre supporters à l’intérieur même de la Première ligue russe. Dans cette logique de compétition, les hooligans russes ont une meilleure hygiène de vie que leurs homologues anglais, ils boivent généralement moins d’alcool pour être plus performants lors des affrontements, et s’entraînent, pour la plupart, régulièrement dans des salles de sport dans lesquelles ils pratiquent les arts martiaux mixtes, qui combinent pugilat et combat au corps-à-corps.
Quand la violence physique s’accompagne de violence verbale : le racisme anti-caucasien et anti-noir
Ronan Evain, spécialiste du supportérisme russe, constate que les deux courants du nationalisme russe se retrouvent dans les groupes de supporters : d’une part, le panslavisme, fondé sur l’appartenance raciale et d’autre part, le nationalisme strictement russe qui promeut la grandeur du pays. La majorité des groupes de supporters penchent pour le premier courant, comme l’attestent les chants sur l’Ukraine libre que l’on peut parfois entendre dans les stades russes, en partie produit de la propagande anti-européenne du Kremlin dans le cadre du conflit ukrainien. Somme toute, le panslavisme semble prédominer au sein du mouvement hooligan ; ce courant remet en cause l’appartenance de clubs non-slaves, comme le Rubin Kazan ou le Terek Grozny, au championnat russe. Le racisme est plus prégnant que celui à l’égard des joueurs noirs mais sa visibilité médiatique est minime hors de Russie par rapport au racisme anti-noir.
Aujourd’hui, ce racisme anti-caucasien est plus présent dans le championnat russe en raison de la présence récente des deux clubs cités plus haut en première division. Les supporters caucasiens sont mal reçus lors des déplacements, où ils sont très souvent accueillis par le chant « La Russie aux Russes », ou des saluts nazis. Lorsque ces clubs du Caucase participent aux compétitions européennes, les slaves supportent constamment l’équipe adverse alors que « l’union nationale » russe devrait prévaloir. Les Caucasiens sont considérés comme des immigrés au même titre que les joueurs de couleur. Les hooligans tendance panslaviste se considèrent comme ethniquement et culturellement proches des supporters ukrainiens, biélorusses ou baltes avec qui ils partagent une vision commune du supportérisme.
Pour prendre un exemple concret illustrant le racisme présent chez les hooligans russes, citons le Zénith Saint-Pétersbourg, dernier adversaire de l’Olympique Lyonnais en Ligue des Champions, mais surtout club favori du président Poutine. La frange raciste et xénophobe des supporters a pris l’initiative de rédiger un manifeste demandant aux dirigeants de ne pas recruter de joueurs de couleur ou appartenant à une minorité sexuelle, dans une logique de différenciation de la ville rivale de Moscou, où les joueurs de couleurs sont plus nombreux. Malgré les efforts de la municipalité, via le programme « Tolérance », le racisme perdure chez une partie de la jeunesse, prise en étau entre la pénétration d’une culture mondialisée et la défense d’une spécificité russe. La libéralisation post-soviétique, brutale et anomique, n’est pas toujours allée de pair avec l’inculcation de la tolérance et du respect de l’autre, comme pouvait le suggérer la vision de la « fin de l’Histoire », qui voyait la Russie rentrer dans le rang et adopter les valeurs libérales occidentales, aussi bien de marché que de société. Les premières ont été brutalement imposées par les opportunistes oligarques de la transition économique, tandis que les secondes ne se sont pas transposées dans la société russe.
Dans un contexte où le choc des « incultures » est sûrement plus juste que les « choc des civilisations » que l’on nous annonçait, reprendre les racines et le contexte historique d’émergence de mouvements violents comme le hooliganisme, symptomatique de l’époque « Orange mécanique » de Stanley Kubrick, permet de saisir les ressorts de la violence qui semble, à nouveau, irriguer nos sociétés démocratiques. Ce passé, ce « pays éloigné » comme disait Racine, ne nous l’est pas tant que cela, finalement.
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