Colombie : un football féminin malade ?

Dans un pays passionné de football mais fortement machiste, la pratique féminine peine à se développer, et l’épidémie mondiale est loin de lui prêter main forte. En apparence pourtant, la Colombie nourrissait les espoirs. Mais depuis quelques années des performances mitigées en compétitions internationales, comme la non-qualification à la Coupe du monde 2019, et des scandales récurrents, viennent obstruer l’essor de la discipline.

7 avril. Alors que la première vague de coronavirus frappe la Colombie et que les championnats sont à l’arrêt depuis près d’un mois, l’Independiente Santa Fe, club de la capitale Bogota, annonce la suppression des contrats de l’effectif féminin, alors que ceux de l’effectif masculin sont maintenus. Des voix se lèvent, notamment celle de Claudia Lopez, maire de Bogota. Première femme élue à ce poste stratégique de la politique colombienne, elle exprime son indignation sur Twitter : « C’est absolument injustifiable qu’ils fassent un accord pour maintenir les conditions salariales des joueurs et à l’inverse suspendent les contrats des joueuses des équipes féminines. Santa Fe, Reconsidérez votre décision et changez cette discrimination inacceptable ! ».

Une telle réaction, quoique retentissante, n’est pas surprenante. De centre-gauche, écolo, et ouvertement lesbienne, Claudia Lopez est l’une des icônes féministes et progressistes du pays. À son opposée politique, Marta Lucía Ramírez, vice-présidente du conservateur Ivan Duque, envoie aussi un courrier à Eduardo Mendez, dirigeant du club. Elle y exprime son désaccord avec cette décision discriminante et affirme l’importance de l’égalité de genre pour le gouvernement colombien. Sur les réseaux sociaux, la colère éclate avec le hashtag #LasLeonasSeRespetan. Les lionnes se respectent, donc, en référence à la mascotte féline de Santa Fe.

Des scandales récurrents

Cet évènement fait écho à des problèmes déjà existants dans le pays, où le développement du football féminin est encore très en retard. En février 2019, deux joueuses partagent une vidéo sur les réseaux sociaux. Isabella Echeverri et Melissa Ortiz, toutes deux internationales ayant participé à des Jeux olympiques et Coupes du monde, dénoncent :

« Nous nous sentons menacées. Ils ne nous payent pas. Ils ne nous financent plus les vols internationaux. Les uniformes sont vieux, usés. La fédération a empêché les joueuses de parler. Ils ont essayé de me vendre mon propre maillot. Nous n’avons plus peur, nous sommes là pour parler. »

Elles évoquent alors la situation en sélection et l’attitude de la Fédération colombienne de football (FCF). Du manque de financement, en passant par l’absence de rencontres et entrainement, jusqu’aux révélations d’harcèlement sexuel sur mineures, rien n’est épargné par Echeverri et Ortiz. Elles sont rapidement rejointes dans leurs dénonciations par d’autres coéquipières de l’équipe nationale, et ont l’occasion d’exprimer leur colère dans des médias nationaux. Elles reçoivent par la suite le soutien de la sélection masculine et de ses stars internationales, Radamel Falcao et James Rodriguez. C’est dans ce contexte troublé que la Colombie est candidate à l’organisation du Mondial 2023, que la FIFA a finalement attribué à l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Ce noir tableau n’a sûrement pas joué en faveur de la candidature du pays sud-américain.

Isabella Echeverri et Melissa Ortiz ©Twitter

Aux problèmes en sélection s’ajoutent ceux rencontrés par les clubs. Fin 2018, une autre vidéo retentit comme un coup d’éclat : on y voit les joueuses de l’Atlético Huila, tout juste victorieuses de la Copa Libertadores, dormir sur le sol de l’aéroport en attendant leur vol de retour au pays. Cet exemple n’est qu’une triste illustration du manque de moyens accordés par les clubs à leurs sections féminines. Aujourd’hui, il suffit que 5 joueuses aient signé un contrat pour qu’un club puisse faire partie de la ligue professionnelle de football, réglementation qui n’encourage probablement pas la professionnalisation de ce sport chez les femmes.

La mise en place de ce championnat est toutefois très récente. En 2017, la première édition de la compétition s’inscrit dans la candidature de la Colombie pour le Mondial 2023, l’existence d’un championnat professionnel figurant parmi les prérequis de la FIFA. Les débuts de la “Liga Profesional Femenina de Fútbol de Colombia” sont plutôt prometteurs. Plus de 33 000 spectateurs étaient présents pour assister à la première finale. La stratégie était de jouer les rencontres féminines les mêmes jours que les matches des sections masculines, afin que le public puisse y accéder avec un billet unique, procédé déjà utilisé au Chili. Reste à savoir si cette manœuvre est un véritable et honnête coup de pouce donné au développement du foot féminin ou un écran de fumée pour en cacher les travers.

La FIFA, qui a aidé à son institutionnalisation, la Dimayor, organisation en charge du football professionnel colombien et la FCF se montrent optimistes quant à l’avenir du foot féminin dans le pays. « Cette ligue sera l’une des meilleures au niveau continental et avec le temps, elle sera dans le top 5 au niveau mondial. Nous avons des joueuses très talentueuses et nous-mêmes, en tant que dirigeants, allons donner toutes les garanties pour que cela arrive » déclare même Jorge Fernando Perdomo, le président de la Dimayor à ce moment-là.

Pourtant, une fois passées les trois années promises dans le contrat initial, l’avenir de la compétition a traversé un moment d’incertitude. En effet, la Conmebol, confédération sud-américaine de football, a annoncé qu’il ne serait plus obligatoire pour les clubs d’avoir des effectifs féminins pour faire jouer aux équipes masculines la Copa Libertadores. Des doutes naissent alors sur le maintien de la ligue féminine en Colombie. L’édition 2020 se joue bien, mais elle ne comporte que 13 équipes sur les 24 espérées. Elle devait commencer en avril, mais est décalée en octobre en raison de la pandémie. De nombreux clubs ont renoncé, comme l’Atlantico Huila, pourtant champion 2018 et vainqueur de la Copa Libertadores cette même année, à la suite de l’annonce de la Conmebol, mais aussi en raison de la crise économique que traversent les clubs.

Les joueuses de l’Atlético Huila vainqueurs de la Copa Libertadores © Twitter
L’entrée en jeu du coronavirus

Les conséquences de l’épidémie, les femmes en souffrent de manière inégale, et c’est aussi le cas dans le football. Les professionnelles travaillent déjà dans un environnement précaire, sans contrat ou avec des bails à courtes durées sans certitude de pouvoir en signer de nouveaux. La pandémie mondiale n’a rien arrangé pour elles.

Le 12 avril, une lettre ouverte signée par « les footballeuses professionnelles de Colombie » porte l’attention sur la situation. L’incertitude, tout d’abord. Au moment où cette lettre est écrite, le renouvellement de la ligue féminine est loin d’être acté. Les joueuses sont pour la plupart hors contrats et n’ont pas perçu de revenus récurrents. « Nos minimums vitaux ne sont pas assurés », écrivent-elles, tout en soulignant que la situation n’est pas conjoncturelle, mais que la crise sanitaire est venue l’accentuer. Elles expliquent ensuite que « Actuellement, avec la conjoncture du Covid-19, seules 11%, c’est-à-dire 2 des 18 équipes, ont maintenu les conditions contractuelles signées lors de la présaison. C’est-à-dire que 89% des footballeuses sont exposées au risque de ne pas avoir de couverture maladie, de prestations sociales etc. » 

Une situation dangereuse, donc, étant donné que la Colombie est le troisième pays le plus touché par la pandémie en Amérique Latine et que les soins peuvent y être coûteux. Un dernier point vient conclure cette lettre, « assurer une ligue viable à long terme », réclament-elles, listant quelques points sur lesquels un changement serait le bienvenu : nombre de contrats obligatoires par équipe, durée des contrats, négociations des termes etc.

ACOLFUTPRO, le syndicat des footballeurs professionnels de Colombie, publie sur Twitter la lettre ouverte des joueuses.
Des réponses insuffisantes ?

Face à toutes les dénonciations, qu’en est-il des réponses ? Santa Fe, ironiquement premier champion de Colombie pour la compétition masculine et féminine, assure qu’il n’y a pas eu de discrimination et que tout a été négocié avec les joueuses qui recevront bel et bien un salaire. Le club de la capitale indique aussi que la vice-présidente du pays a été mal informée. 

Et la fédération, accusée par certaines joueuses de la sélection ? À travers un communiqué, la FCF condamne les agressions sexuelles et promet d’agir avec le ministère de la justice. Didier Luna, un des accusés et entraineur des moins de 17 ans féminines, a été condamné à 28 mois de prison, après avoir passé un accord arrangeant avec la justice lui permettant de ne pas être privé de libertés. En ce qui concerne le reste des affaires, la fédération dit n’avoir reçu aucune plainte en interne mais serait prête à les écouter.

Cependant, hors du politiquement correct imposé par l’institution, le discours des hommes qui la composent est différent : Alvaro Gonzalez Alzate, le vice-président, défend Didier Luna et explique qu’il est en train de préparer une action en justice pour calomnies. Il justifie aussi les propos du président du club de Tolima, Gabriel Camargo, qui assurait avec mépris que le foot féminin était le « bouillon de culture du lesbianisme ». Il déclare que si la formule était maladroite, elle disait tout haut ce que tout le monde pensait tout bas. Gonzalez Alzate s’en prend également au niveau du foot dans le pays, qui serait loin d’être suffisant pour mériter une ligue professionnelle. Du côté de la Dimayor cependant, le nouveau président Fernando Jaramillo, qui a pris ses fonctions en août 2020, réitère son soutien, et veut « offrir la garantie aux joueuses qu’un championnat sérieux, consistant et avec des moyens sera mis en place ».

Fernando Jaramillo, président de la Dimayor. ©Dimayor
Une situation loin d’être isolée

Enchainant scandales sur scandales, le football féminin colombien est encore loin de disposer des ingrédients nécessaires à son épanouissement. Cette situation complexe n’est pas unique en Amérique latine, et de l’Argentine au Mexique le constat est univoque. Sur le continent, la plupart des ligues professionnelles sont très récentes, 2019 pour l’Équateur, 2017 le Mexique, 2013 le Brésil, 2008 le Chili. D’autres encore ne sont pas considérées comme professionnelles par la FIFA. À titre de comparaison, la D1 française, qui existe sous une forme officielle depuis 1974, peine encore à garantir à toutes les joueuses un contrat professionnel, voire un contrat tout court, bien qu’étant le championnat féminin le plus rémunérateur du monde avec un salaire annuel moyen de 43 497 d’euros. Le chemin est encore long pour le football professionnel féminin dans le monde.

0 Partages