Une histoire politique du football croate
Si le damier rouge et blanc fait désormais partie du décor habituel de toute compétition internationale, la Croatie n’est en fait présente à l’ONU comme à la FIFA que depuis une trentaine d’années. De son premier match non-officiel à la finale de la Coupe du monde 2018 en passant par la 3° place du Mondial français en 1998, l’histoire du football croate s’est écrite sous les yeux et dans les bras d’une classe politique en quête de pouvoir et de légitimité. Avant enfin de prendre ses distances ?
C’est à Santiago du Chili qu’il faut situer la première pierre du formidable parcours de la Croatie à la coupe du Monde 1998. Onze ans avant de finir meilleur buteur de l’été français, Davor Šuker soulève la Coupe du monde U23 en compagnie de ses compatriotes Boban, Jarni et Prosinečki. Pendant ce temps-là, le meilleur jeune yougoslave de l’époque, le Monténégrin Dejan Savičević, a été retenu par l’Etoile Rouge de Belgrade. Cette absence annonce deux choses : d’une part, la priorité absolue accordée à l’équipe nationale yougoslave face aux clubs a du plomb dans l’aile, d’autre part, la colonne vertébrale de la Yougoslavie des années 1990 serait croate. Lors de la Coupe du monde 1990, la Croatie ne vibre pas pour la Yougoslavie. Boban a été suspendu en raison de son coup de pied à un policier fédéral lors des affrontements du stade Maksimir un mois plus tôt, et les nations slaves du Sud sont en train de se désolidariser de l’Etat commun.
Franjo Tudjman, le football comme étendard
Le 16 octobre 1990, Franjo Tudjman, alors président de la Ligue des Communistes de Croatie au sein de la Fédération de Yougoslavie, organise une rencontre amicale entre la Croatie et les Etats-Unis. Plus précisément, un match entre une équipe yougoslave composée exclusivement de joueurs croates et une équipe B des Etats-Unis dont le déplacement à Zagreb est financé par un homme d’affaire proche de Tudjman. C’est le premier match de l’équipe nationale de Croatie, alors que cette dernière n’est encore qu’une République au sein de la Yougoslavie. Pour l’occasion, les joueurs arborent un maillot à damiers rouge et blanc qui évoque à tous les observateurs le drapeau de l’Ustasa, ce parti fasciste au pouvoir pendant la Seconde Guerre mondiale et allié des Nazis. C’est sur cette ligne radicalement nationaliste empruntant quelques références fascisantes que Franjo Tudjman va faire du football un ciment de l’unité nationale et une vitrine sur le monde.
Mais suite à cette déclaration d’indépendance très symbolique, la Croatie aura du mal à se faire accepter dans les institutions du football mondial. Boban joue de nouveau avec l’équipe de Croatie en 1991, et il faut attendre 1994 pour que la Croatie joue son premier match officiel, face à l’Estonie en qualifications pour l’Euro 1996. Deux ans plus tard, la sélection s’incline avec les honneurs en quart de finale de l’Euro anglais, tombant face au futur vainqueur allemand après avoir sorti le Danemark tenant du titre et la Turquie en poules.
Cette réussite naissante est l’oeuvre du charismatique sélectionneur Miroslav « Ciro » Blažević. Fin tacticien, figure respectée par les joueurs et par les dirigeants, le « père du football croate » est un fervent nationaliste, membre du HDZ (Union Démocratique Croate) de Tudjman. Mieux encore que Boban ou Tudjman, il incarne la transcendance du drapeau croate et fait la juste synthèse entre la réussite sportive et son importance politique. En 1998, avec des joueurs aussi doués que disciplinés et métamorphosés par le maillot à damier, il mène une équipe enthousiasmante sur le podium de la Coupe du monde. Davor Šuker finit meilleur buteur, la Croatie sur le podium, et la France entière s’en remet à Lilian Thuram pour ne pas se faire éliminer de son Mondial par une équipe vierge de toute expérience. Franjo Tudjman en profite pour faire le tour des stades de France et se montrer jovial dans les tribunes officielles. Son pari sur le football est gagnant, il a enfin trouvé le porte-drapeau qui va placer la Croatie sur la carte du monde, et Blazevic devient un héros national.
Les années 2000 au creux de la vague
Mais le tournant du millénaire ne confirme pas toutes les promesses de 1998. En 1996 déjà, le HDZ perd les élections municipales à Zagreb, et en 1999, Tudjman décède. La même année, la Yougoslavie (réduite à la Serbie et au Monténégro) vient chercher à Zagreb sa qualification pour l’Euro 2000, éliminant ainsi son voisin croate. La même année, la droite perd les élections présidentielles et une page se tourne dans la politisation du football en Croatie.
La première décennie du XXI° siècle marque une période de creux générationnel et de baisse des résultats internationaux. Il est inévitable, dans un si petit bassin de population (4 millions d’habitants), que certaines générations soient absentes du devant de la scène. C’est le cas, certaines décennies, de l’Uruguay, de la Belgique ou du Portugal, qui restent de grandes nations de football. Mais ce creux a aussi été le moment de dissociation de la politique et du football. Démocratie plus mature que dans les années 1990, la Croatie a modernisé ses institutions pour intégrer l’Union Européenne en 2004. Une adhésion qui va de pair avec l’indépendance des institutions sportives par rapport au pouvoir politique.
Lorsque Slaven Bilić prend les commandes de l’équipe de Croatie en 2006, il doit mettre fin à la stagnation et impulser un nouveau cycle. Pour ce faire, il promeut une génération de jeunes joueurs prometteurs : Modrić, Ćorluka et Eduardo lors du premier rassemblement, par exemple. Il prend comme adjoints Aljoša Asanović et Robert Prosinečki, anciens internationaux de la génération 1998, comme lui. Il se fait également remarquer en sanctionnant des cadres jusque là intouchables (Srna, Olić) qui étaient sortis lors d’un rassemblement. Il ne donne pas pour autant toutes les clés à la nouvelle génération, l’implication de Srna ou Kranjčar y est pour beaucoup dans l’affirmation progressive de Modrić, Rakitić, Ćorluka ou Mandžukić comme des patrons de l’équipe nationale. En 2008, l’Euro est l’occasion de voir à l’oeuvre une équipe offensive et séduisante, dont la défaite en quart de finale face à la Turquie laisse un gout d’inachevé et une envie de la revoir très rapidement. D’autant que les Croates ont battu à deux reprises les Anglais en qualifications avant de vaincre l’Allemagne en poule. Mais les espoirs tardent à confirmer, les stars sont rarement à la hauteur, et le pays manque la Coupe du monde 2010.
La corruption, la face sombre du football croate
La fin de cette décennie voit aussi apparaitre les premières affaires de corruption dans le football croate, impliquant le sulfureux Zdravko Mamić. En 2009, l’attaquant Eduardo (Arsenal) révéle le contrat qui le lie à son agent, impliquant qu’il lui reverse 50% de tous ses revenus au cours de sa carrière. Un contrat signé à 18 ans, âge auquel il dit ne pas encore comprendre le croate. Au terme d’un long procès, Mamic est condamné à une lourde amende, mais il continue à exercer, et à détourner l’argent des joueurs du Dinamo Zagreb et de la Fédération. En 2017, l’idole nationale Luka Modrić s’est parjuré pour sauver la peau de celui qui est également son agent. Appelé à témoigner dans le cadre d’une enquête de grande ampleur sur le système Mamić, le joueur est revenu sur un premier témoignage à charge pour que Mamic écope de la peine la moins lourde possible. Depuis, il est poursuivi par la justice croate pour faux témoignage. Le Ballon d’Or 2018 est également poursuivi par la justice espagnole pour avoir transféré ses revenus madrilènes vers une société luxembourgeoise pour ne pas payer d’impôts dans son pays de résidence. Au moment d’aborder la Coupe du monde 2018, son image est donc particulièrement mauvaise auprès des Croates. Pourtant, Zlatko Dalić lui confie le brassard. Lorsqu’il manque un pénalty face à l’Islande en phase de groupe, la presse de son pays lui tombe dessus de manière unanime. Un mois plus tard, une petite gène demeure au moment de fêter les héros finalistes et leur meneur de jeu.
2018 : l’apogée logique d’un génération exceptionnelle
A l’Euro 2016, le même schéma qu’en 1996 et 2008 se reproduit : la Croatie joue bien, termine devant une nation majeure (ici, l’Espagne), et s’incline face au futur vainqueur, le Portugal, après avoir dominé pendant 90 minutes. Dans cette compétition, Dalić trouve son 11 type et ses cadres, les automatismes s’installent et, vu l’âge moyen des joueurs, la Coupe du Monde 2018 ressemble fortement à la dernière chance de briller pour cette seconde génération dorée.
En Russie, les Vatreni ne laissent pas passer l’occasion et se hissent jusque’en finale, sans être toujours brillants mais en apprenant des erreurs commises ces 30 dernières années. « Ciro » Blažević reste en lien avec Zlatko Dalić pendant toute la compétition, alors que Boban et ses coéquipiers de 1998 participent dans les médias à l’union nationale autour de leurs successeurs. Slaven Bilić peut également y voir la continuité de son travail entamé douze ans plus tôt. Encouragés par tous les Balkans, fêtés en héros à leur retour à Zagreb, les joueurs sont pris comme exemples de la reconstruction de la Croatie après les guerres de Yougoslavie. Luka Modrić est une nouvelle fois le personnage principal, lui l’enfant de Zadar, réfugié de guerre devenu Ballon d’Or. Mais, comme le souligne Mihovil Topić (traduit par Chloé Billon pour le Courrier des Balkans), le destin de Modrić, comme celui de la Croatie, doit être connu dans son intégralité pour comprendre la part d’ombre et de malaise qui traverse la société croate, et ne pas s’arrêter à sa face flamboyante.
Et après ?
Désormais, les retraites successives de Subašić, Mandžukić et Rakitić, et celles à venir de Modrić et Perišić, laissent craindre une fin de cycle et un retour à la décennie 2000. En club, la formation a reculé de plusieurs rangs face aux clubs occidentaux et aux voisins serbes. Mais la fédération semble avoir fait son grand ménage, et la condamnation de Mamić (désormais exilé en Bosnie-Herzégovine) pourrait ouvrir un nouveau chapitre. La présence extravagante de la présidente Kolinda Grabar-Kitarović dans les stades en Russie, et son câlin à Modrić sous le déluge après la défaite en finale, n’ont pas empêché son parti de perdre les élections suivantes. La population croate est rodée à ce petit jeu. Son soutien aux Vatreni est toujours aussi fort, mais la politique est une autre affaire. Il ne s’agit plus aujourd’hui de se situer par rapport aux pays voisins (ce que le football incarnait à merveille), mais à l’intérieur de la société croate. Tout l’enjeu pour le football croate est d’achever cette transition sans perdre de sa superbe pour enfin évoluer sur des bases saines et remporter un trophée international.