Comment le ballon rond a gonflé sur la scène internationale pour (presque) exploser

Le ballon rond n’échappe pas aux forces structurantes de notre temps. Loin de là. Si un titre, l’arrivée d’un joueur ou une remontada (le mot a fait son rentrée dans le dictionnaire) dans peuvent être des repères temporels pour le supporter, le football est partie prenante du monde qui nous entoure. Il n’en est pas désencastré. Sa temporalité, dont le deuxième siècle a déjà bien débuté, est en étroite résonance avec le XXe siècle, et cela aussi bien sur le plan national qu’international. Aujourd’hui globalisé, le football charrie une culture et un langage propres, mettant en relation des personnes qui, a priori, n’ont rien en commun. Comme l’anglais, c’est un esperanto qui a réussi. Cette universalité incontestée en fait logiquement un vecteur et un instrument des relations internationales.

Le dernier exemple retentissant en date ? Les polémiques sur la tenue ou non de France-Turquie en octobre dernier à la suite de l’attaque de l’armée turque en Syrie. Le paysage médiatico-politique français s’est adressé aux joueurs turcs comme s’ils étaient des responsables politiques à part entière. Encore une fois, les relations internationales se sont immiscées dans le football. Alors que faire ? Les sortir par la porte ? Elles entreront par la fenêtre. Depuis un match improvisé dans les tranchées entre l’Angleterre et l’Allemagne – qui selon l’historien Paul Dietschy n’aurait jamais eu lieu, mais qui continue d’être mobilisé pour vanter le football comme instrument de paix – le ballon rond a vraiment bon dos.

France-Turquie le 14 octobre 2019 en pleine crise diplomatique (@Le Parisien)

Aux origines du football : entre instrument de diplomatie « intérieure » et de soft power

« Les spectateurs d’un match de football peuvent savourer l’excitation mythique d’une bataille qui se déroule sur le stade et savent qu’aucun mal ne sera fait aux joueurs ou à eux-mêmes » a écrit le sociologue allemand Norbert Elias. Durant sa genèse outre-Manche, le football est indéniablement un instrument de pacification et de conciliation sociale entre les « deux nations » qu’oppose l’ancien premier ministre britannique Disraeli, les riches et les pauvres. En pleine révolution industrielle, le people’s game incarne la modernité par une rationalisation de règles de jeux de l’ère préindustrielle, comme la « soule », qui lorsqu’elle fût apportée en Gaule par les Romains servait déjà de vecteur de pacification. En 1863, avec les tables de la loi que sont les textes de la Freemason’s Tavern, le terrain de jeu n’embrasse plus les réalités du village ou du champ, mais un terrain aux limites bien définies, « désencastré » de son environnement proche. Une décennie plus tard, une démocratisation de la pratique, à contre-courant de la culture élitaire des public schools, force la main à la Football association qui lance la Cup que nous connaissons.

Mais les idées reçues ont encore la tête dure : les classes laborieuses sont toujours assimilées à des classes dangereuses, notamment à cause des débordements dans certains stades, même si au début du XXe siècle, les mœurs se civilisent et cette violence tend à diminuer. Symbole d’un consensus national et d’une pacification sociale réussis, le roi George V se rend à la finale de Cup de 1914. La présence du souverain, véritable « tradition inventée », illustre la volonté d’instaurer des éléments de continuité dans le contexte social mouvant de la modernité industrielle encore récente.

Le football a ainsi été un vecteur de diplomatie « intérieure », de pacification. En s’exportant par la suite, il est devenu un des nombreux éléments du soft power d’une couronne toute puissante ; une telle économie-monde ne pouvait se maintenir à la seule force coercitive de sa marine tentaculaire. L’Angleterre victorienne peut s’appuyer sur le football pour entretenir son pouvoir d’attraction auprès des élites européennes et ainsi éviter un ressentiment anti-anglais, en disposant d’un pouvoir, d’une influence indolore sur ses voisins. Le British way of life, sûrement plus distingué que son successeur étasunien, irrigue les élites cosmopolites du continent, conquises par les débuts du tourisme et les parties de whist ou de bridge.

Le football traverse la Manche à peu près au même moment que le vol de Louis Blériot pour faire escale à Barcelone, ce qui pourra étonner nos contemporains. Aujourd’hui un étendard du nationalisme et du séparatisme catalan, le FC Barcelone a été fondé par le cosmopolite Suisse allemand Hans Gamper, qui vivait là-bas pour des occupations professionnelles allant du Crédit Lyonnais à une entreprise internationale de chemins de fer, en passant par des entreprises helvétiques. Avant d’y poser ses valises d’homme d’affaires, Hans Gamper a été joueur du FC Lyon, dont le vestiaire était composé, entre autres, d’Italiens, d’Anglais, d’un Egyptien et de Français. Plus loin sur la ligne de chemins de fer « Paris-Lyon-Marseille » – locomotives de notre Ligue 1 actuelle, les joueurs des White Rovers de Paris ne parlent qu’anglais entre eux. Entre Barcelone, Paris et Lyon, le football irrigue et pénètre quasi sans exception tous les pays d’Europe continentale via leurs élites économiques cosmopolites. Difficile de trouver un meilleur exemple illustrant le concept de soft power de Joseph Nye. 

Les débuts de la FIFA, transition entre football cosmopolite et football des nationalités

Le presque prix Nobel Jules Rimet, clé dans l’institutionnalisation internationale (@Le Point)

Pour ce qui est de l’institutionnalisation de ce sport originellement cosmopolite, la FIFA est créée en 1904, entre les deux conférences internationales de la Paix de La Haye de 1899 et 1907. Le pacifisme et l’internationalisme sont encore vogue. L’institution devient logiquement un instrument des relations internationales en adoptant le français, encore la langue de la diplomatie.

Toutefois, très vite après son atterrissage sur le continent, le football devient dans de nombreux pays l’expression idéale d’un sentiment nationaliste, qui culminera avec la figure du « footballeur soldat ». Car à l’échelle mondiale, le football sera, pour transposer la formule de Clausewitz, la « continuation de la guerre par d’autres moyens ». Les références guerrières, comme l’Union Jack ou l’aigle impériale germanique sur les maillots ou les expressions utilisées pour commenter un match, participent en effet à la création d’un affrontement symbolique entre nations. Le football n’échappe pas aux logiques nationalistes sous-jacentes de la boucherie 14-18.

Battant de l’aile à la suite d’une guerre mondiale traumatisante, en raison d’un Brexit (déjà) suivi par d’autres pays, la FIFA redresse finalement la barre avec l’élection du Français Jules Rimet à la présidence. Rassembleur et porteur d’un universalisme chrétien, il relance la machine avec en 1930 la première « Coupe du monde » en Uruguay. Il croit fermement que « le football est un excellent moyen de dissiper entre les pays les antipathies et les incompréhensions », le tout dans un contexte de montée des périls totalitaires. À la fin de sa vie, après avoir publié une « Histoire Merveilleuse de la Coupe du Monde » (1954), le créateur de l’emblématique Red Star est proposé pour être Prix Nobel, une candidature finalement rejetée par le jury suédois – l’attribution de la Coupes du monde 1934 à l’Italie du Duce n’y est sans doute pas pour rien. Ces régimes fascistes et totalitaires n’épargneront pas les relations internationales footballistiques.

Comme toute organisation internationale, la FIFA connait une baisse dans son leadership pendant la Seconde Guerre mondiale, et se voit contrariée par la volonté de l’Allemagne nazie de créer une Europäischer Sportverband qu’elle dirigeait, bien évidemment. Une fois vaincue, la réintégration de l’Allemagne dans le paysage géopolitique se posera également à la FIFA, à l’instar de l’ONU née en 1945. Le multilatéralisme prospérant, l’entité basée en Suisse verra sa légitimité accrue grâce à la reconnaissance des confédérations continentales lors de son Congrès extraordinaire de 1953, un moment qui symbolise la réorganisation de l’échelon de la gouvernance mondiale. Football et relations internationales connaitront moins de turbulences pendant la deuxième moitié du « court » XXe siècle. Ce rapide passage en revue de l’histoire de la FIFA est symptomatique des liens entre l’évolution de l’institution reine du football et celle de la scène géopolitique qu’elle reflète, avec ses imbrications pour les relations entre États. 

L’UEFA et la FIFA, une gouvernance mondiale fruit d’un développement des richesses sans précédent

Le Turquie-Arménie en 2008, le Iran-États-Unis de la Coupe du monde 1998, l’organisation de l’édition 2002 entre le Japon et la Corée du Sud… Autant d’exemples qui montrent que le football peut être le reflet de rapprochements diplomatiques, d’ailleurs plutôt tentés que réellement aboutis, entre États. Si l’ONU est, dans une certaine mesure, devenue un instrument de multilatéralisme depuis l’après-guerre, les « associations à but non lucratif » que sont juridiquement la FIFA et l’UEFA sont en réalité devenues de véritables machines lucratives, en recueillant des flux historiques de richesses d’activités économiques et financières internationales. Or, aujourd’hui, les règles sont nationales et souveraines, comme leur contrôle. Il reste très compliqué de réguler des mouvements internationaux de capitaux qui s’affranchissent de la tutelle des États en jouant sur des fiscalités encore loin d’être harmonisées.

Le football et sa sphère économique rattachée, désormais mondiale, suivent le schéma du « désencastrement » de l’économie opéré et réussi par le libéralisme, qu’avançait Karl Polanyi dans la Grande Transformation (1944). Cet ouvrage décrit l’autonomisation du libéralisme vis-à-vis de toutes lois morales, éthiques ou juridiques de nos sociétés. Au bout du processus, le marché dérégulé se présente comme « dissocié » de la sphère sociale. Mais qu’en est-il du football ? Sa gouvernance mondiale délaisse partiellement les réalités géopolitiques du moment pour y préférer celles de la finance globale. Que cela soit au niveau des institutions comme la FIFA ou de clubs comme le Manchester United de la famille américaine Glazer, la puissance économique du football n’est plus locale ou nationale, mais bel et bien globale. 

À l’heure où des décideurs de la scène internationale militent pour davantage d’harmonisation fiscale et réglementaire, d’autres abondent dans le sens d’une compétition économique accrue. Quant à l’écologie, depuis peu l’alpha et l’oméga de toutes nos réflexions individuelles et structurant une nouvelle donne des relations internationales, comment s’intègrera-t-elle à la doublette relations internationales-football ?

En moins d’un siècle le football est décidemment passé et repassé par tous les é(É)tats  des relations internationales : cosmopolitisme, nationalisme, multilatéralisme et aujourd’hui géopolitique de l’argent-roi, en attendant l’écologie demain ?

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