Johan Cruyff : « Liberté chérie »
« Il était le jeu » avait titré L’Équipe au lendemain de sa disparition en mars 2016. Johan Cruyff, au-delà de sa qualité individuelle immense, a influencé le football comme personne ne l’avait jamais fait. Il a bouleversé la manière d’appréhender ce jeu. Si bien sûr, il ne fut pas le seul à initier ce mouvement quasi révolutionnaire, il en reste la figure de proue.
Mais Johan Cruyff, c’était avant tout un état d’esprit, une philosophie qui s’inscrivait dans le contexte particulier du football néerlandais des années 60-70. Ce petit bout de terre pourtant excentré a toujours influencé le monde de son « siècle d’or » à la révolution culturelle de la fin des années 60. Le petit pays a su profiter de sa situation géographique pour conquérir le globe. Le « football orange », celui de Cruyff et de Rinus Michels notamment, a dominé l’Europe. Pep Guardiola, évangéliste du « Cruyffisme », déclarait ainsi en 2016 sur la radio catalane RAC1 : « Je ne savais rien du football avant de connaitre Cruyff ».
Cruyff a marqué son époque. Il a fasciné au-delà de son sport. Il a été comparé à David Bowie et désigné « quatrième Beatles ». Il a eu la vie d’un roi adulé de tous. Une vie qui a commencé dans une petite banlieue grise d’Amserdam.
« Ni Dieu, ni Maitre »
Johan Cruyff est né dans le quartier de Betondorp, « village de béton » en néerlandais, à quelques encablures d’Amsterdam.
Si cette modeste banlieue, un petit coin résidentiel comme des milliers d’autres, n’a rien d’exceptionnel, elle a cependant forgé l’identité du jeune Johan. Comme le suggère son nom, le béton gris y est omniprésent, et les maisons y sont cubiques. C’est ici que le futur génie fait ses premiers pas, ses premiers dribbles. Il y pratique le football de rue, à même le bitume, fait de vitesse et de technique et dans lequel tacler est impossible. Ce football qui, plus tard, constituera la base du football total. Preuve de l’héritage de Cruyff, on racontait encore récemment que les jeunes de l’Ajax s’entrainaient sur des parkings en bitume afin de les dissuader de tacler.
Comme tous les enfants de son âge, Cruyff va à l’école. Il fréquente un établissement protestant, même si comme il le raconte dans son autobiographie, ni lui ni les membres de sa famille ne sont croyants. Une absence de foi qui n’a rien de surprenant dans ce quartier très à gauche, comme le rapportent Axel Cadieux et Mathieu Rostac dans So Foot : « C’est ça l’ADN de Betondorp, un quartier très à gauche, anticlérical ».
Le rapport de Johan Cruyff à « Dieu » a toujours été compliqué. Il n’est clairement pas le genre de gamin qui croit docilement tout ce qu’on lui dit et qui respecte l’ordre établi. Il s’interroge et pose « trop de questions ». Une défiance envers la religion qui va être accentuée par un drame qui va bouleverser la vie du petit garçon : la disparition de son père, terrassé par une crise cardiaque. Johan n’a alors que 12 ans. La perte brutale de ce père qu’il admirait tant le hantera toute sa vie. Alors, quand on l’interroge sur sa croyance en Dieu, voilà ce qu’il répond quelques décennies plus tard : « J’ai perdu mon père à 12 ans. Malgré les années qui passent, j’entretiens toujours une forte relation avec lui. Parfois même je lui parle, mais ça ne fait pas de moi quelqu’un des très religieux » (So Foot, juillet 2015).
C’est la quête de liberté qui a guidé Cruyff. Il s’est affranchi des traditions et des coutumes. Raison pour laquelle il n’a pas fait de longues études, rencontrant quelques difficultés avec l’autorité. Un phénomène accentué par la disparition de la figure paternelle. Au cours de sa vie, il est devenu, sans le vouloir, un symbole de liberté et d’émancipation. Né en 1947, il a à peine vingt ans à la fin des années 60. C’est un enfant du « Baby-Boom ». Cette époque est marquée à travers la planète par une révolution culturelle à laquelle les Pays-Bas n’échappent pas, incarnée en France par les mouvements de mai 68. La jeunesse hollandaise est l’une des premières à se rebeller, dans la tradition d’ouverture et de tolérance qui a fait l’histoire du pays.
Le mouvement des « Provos » en est une illustration visible. C’est le mariage de la princesse Beatrix avec un Allemand ayant eu des accointances avec le nazisme qui met le feu aux poudres. Ce mouvement d’abord non-violent est anticolonialiste, anticapitaliste, antimilitariste et féministe. Il s’inscrit dans la ligne du courant hippie que connait le monde à la fin des années 60, au moment de la Guerre du Vietnam. Cruyff fait partie de cette génération qui veut s’affranchir des codes préétablis, il a les cheveux longs, ce qui est plutôt audacieux pour l’époque. On raconte alors que des mères catastrophées écrivent au jeune rebelle pour qu’il se les coupe. Il donnerait en effet le « mauvais exemple » à une jeunesse en pleine crise d’identité. Cruyff, ainsi que ses coéquipiers, est également fan de rock. Il écoute les Beatles comme tous les jeunes de sa génération. Cependant, si Cruyff restera un symbole de la « rebelle attitude », il s’est toujours défendu de faire de la politique.
Cruyff : héros de la résistance antifranquiste ?
Si Johan Cruyff n’a jamais fait de politique, il n’a toutefois jamais renoncé à sa liberté. Un épisode bien connu en atteste. Cette anecdote survient alors que le joueur évolue au Barça. Sous la période franquiste, Barcelone, et donc inévitablement le Barça, constitue un îlot qui résiste à la dictature. Johan Cruyff décide d’appeler son fils Jordi, un prénom typiquement catalan. Problème : il en est interdit par le régime franquiste, qui tente de détruire l’identité catalane par tous les moyens. Mais le Hollandais ne se démonte pas, et persiste à nommer son fils Jordi contre l’avis de l’administration espagnole. Il obtiendra finalement gain de cause, notamment grâce au fait que l’acte de naissance de l’enfant se soit fait à Amsterdam.
Cependant, dans ses mémoires, Cruyff se défend d’activisme politique. « Pour moi ce n’est absolument pas un acte politique ; cela avait à voir avec la liberté de nommer son enfant comme on l’entendait ». C’est là tout le destin de Johan Cruyff. Toute sa vie, le génie orange a été instrumentalisé par de nombreuses causes sans qu’il n’ait vraiment eu son mot à dire. Cherif Ghemmour, auteur de Cruyff : Génie Pop et Despote le résume ainsi : « Il ne savait pas que ce prénom était interdit. Mais ce nom lui plaisait et il a tenu bon. Mais bon, je tiens encore à rappeler qu’il était très peu politisé. Il n’a jamais revendiqué son catalanisme mais il savait bien qu’il était un symbole d’une province en lutte ».
Il en va de même pour le Mondial 1978 disputé en Argentine et que Cruyff a refusé de jouer. Certains y voient à l’époque un geste politique de protestation contre la dictature en place dans le pays. Cela ne sera jamais confirmé. L’explication, Cruyff la donnera 30 ans plus tard, lorsqu’il révèlera l’incroyable tentative d’enlèvement qu’il a subi son domicile. Un évènement douloureux qui accélérera la fin de sa carrière. Il est alors pour lui de hors de question de s’éloigner de sa femme, qui a également vécu la tentative d’enlèvement, et de ses jeunes enfants, contraints de vivre sous protection policière. Des désaccords majeurs avec la fédération hollandaise viendront conforter Cruyff dans cette lourde décision.
Cruyff : libéral-libertaire accompli ?
Cruyff sera à jamais lié à cette figure de rebelle arrogant aux cheveux longs, si attaché à sa liberté qu’il ne laissera jamais personne lui dire ce qu’il doit faire. Mais Johan Cruyff est aussi un homme qui n’a jamais caché son goût « pour l’argent », ce qui amène certains observateurs à le considérer davantage comme « un homme de droite », pour reprendre une nouvelle fois les mots de Cherif Ghemmour dans le média belge La Dernière Heure. « Cruyff, c’est plutôt un mec de droite avec des valeurs telles que le travail, la famille, le mérite, « un peu le travailler plus pour gagner plus » de Nicolas Sarkozy. C’est un libéral-libertaire ».
Un goût et un talent pour les affaires qu’il a acquis notamment lors de son séjour aux États-Unis. Cette période assez peu connue de sa vie a pourtant beaucoup influé sur le reste de son existence. Entre 1980 et 1981, Johan Cruyff joue pour le club des Washington Diplomats. Il est fasciné par la mentalité américaine, et il admire particulièrement la manière dont ce peuple appréhende le sport. Mais il s’inscrit finalement dans la tradition hollandaise, celle des marchands du siècle d’or, celle des navigateurs qui, sans peur, sont partis conquérir les océans. De là, il héritera du surnom de « Hollandais Volant ».
Cependant, à la fin de sa carrière, ses débuts « hors-foot » sont difficiles. Il rencontre un échec retentissant lorsqu’il se lance dans l’élevage de porcs. Il perd beaucoup d’argent. Des années après, il n’explique toujours pas cette décision saugrenue : « J’ai investi de l’argent dans l’élevage de porcs, Qui peut imaginer que Johan Cruyff se soit lancé dans l’élevage de porcs ? Personne ? Moi-même, j’ai encore du mal à le croire aujourd’hui » (So Foot, Juillet 2015).
Après cet accident de parcours, on ne reprendra plus Cruyff à dilapider sa fortune. Il n’aura aucun complexe à parler d’argent, à se plaindre quand il faut se plaindre, à « gueuler » s’il faut « gueuler ». C’est là ce qu’il faut retenir de Johan Cruyff, un génie qui peut se permettre de faire ce qu’il veut quand il veut, même enchainer les cigarettes à la mi-temps des matchs. Une addiction au tabac qui finira par lui coûter cher. À seulement 44 ans, il est victime d’un grave accident cardiaque. Une lourde opération lui accordera quelques années de répit. Âgé de 68 ans en 2016, il succombe à un cancer du poumon. Cruyff a donc hélas eu raison de Cruyff. Et c’est là tout le drame, le seul qui pouvait mettre en danger un génie pareil, c’était lui-même.
Cruyff, avec ses trois Ballons d’or et ses trois Coupes des Champions, n’est peut-être pas le plus grand footballeur de l’histoire. En termes de statistiques, d’autres ont fait bien mieux. Cependant, le Hollandais volant est certainement le footballeur le plus fascinant de notre sport. Il l’a réinventé et sublimé. Cruyff est une ode à la liberté. Arrogant et doté d’un égo surdimensionné, il fait partie de ces génies, de ces « enfants-rois », auxquels on laisse tout passer. Aujourd’hui encore, il fascine et inspire. Il n’y aurait pas eu le génial Barça de Guardiola, ni la virevoltante Ajax de 2019. Cruyff a laissé un héritage immense, « le football total », bien-sûr, mais aussi une philosophie. Il a offert aux Pays-Bas, quatre siècles plus tard, un second siècle d’or. Il a fait de ce petit pays une référence admirée et respectée à travers le monde.
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