Syndicalisme et foot français : Quand footballeur n’était pas un métier (1/3)

En 2016, près de 95% des footballeurs professionnels étaient syndiqués d’après Sylvain Kastendeutsch, président de l’Union nationale des footballeurs professionnels (UNFP), tandis que le taux de syndicalisation en France ne dépassait pas 7%. Pourquoi une telle différence ? Ce fort taux d’adhésion témoigne de la particularité du syndicalisme sportif par rapport aux centrales syndicales traditionnelles à travers son caractère apolitique et catégoriel. Cette forme de syndicalisme s’est bâtie sur la volonté de reconnaissance de la profession de sportif de haut niveau à travers la défense des droits sociaux de ces athlètes qui étaient bien souvent exploités par leurs dirigeants. Cet épisode méconnu du football français a mené notamment à la création de l’UNFP et à la reconnaissance de la profession de footballeur, avec ses droits sociaux et ses particularités.

Un manque de reconnaissance de la profession de footballeur et des droits sociaux 

Devenir sportif de haut niveau, et plus particulièrement footballeur, est aujourd’hui un rêve pour de nombreux enfants. Le plaisir du jeu, la médiatisation, et bien sûr les avantages économiques de cette profession, sont autant de composantes qui font rêver les plus jeunes. Cette réalité n’est cependant que récente et le métier de footballeur n’a pas toujours été reconnu, ni été valorisé par la société. D’un point de vue historique, la professionnalisation du football en Europe présente des spécificités selon les pays et leur culture. Le football, d’abord pratiqué par les classes moyennes et populaires en France, est notamment favorisé par l’émergence de mouvements sociaux, et la pratique du sport est encouragée par les comités d’entreprise ouvriers.

Le statut professionnel est décidé en juillet 1930 par la Fédération française de football. Et le football professionnel en France naît le 11 septembre 1932 avec l’organisation de la première journée de la Division nationale par l’Amicale des clubs amateurs utilisant des joueurs professionnels, instance indépendante créée par la fédération et ancêtre de l’actuelle LFP. Néanmoins, cette professionnalisation ne constitue pas un caractère achevé et résolu, malgré les textes administratifs. Les joueurs professionnels sont exclus de toute consultation, et ne peuvent ainsi pas revendiquer légitimement plus de droits. Les articles 6 et 8 du texte sur la professionnalisation du football français issus du Conseil national du 13 juin 1931 régissent les conditions financières des joueurs, mais ces articles entrent en contradiction. Si l’article 6 indique qu’un « un club ne pourra refuser l’autorisation de mutation à un joueur que tant qu’il ne sera pas en mesure de lui assurer, par contrat, un salaire égal, par son montant et sa durée, à celui qui lui serait garanti par un autre club », l’article 9 interdit quant à lui « de promettre ou d’accorder à des joueurs des allocations spéciales pour les engager à changer de club, de même qu’il est interdit de remettre à un joueur une somme de la main à la main à l’occasion de sa mutation. » 

Les joueurs recevant le statut professionnel au sein de structures associatives depuis la loi de 1901 sont empêchés de bénéficier des droits communs de salariés, comme le pouvoir de contestation des décisions des dirigeant. Les premiers contrats de travail accordés aux joueurs professionnels tiennent plus d’un contrat de subordination que d’un véritable contrat de droit commun. De plus, les règlements fédéraux définissent vaguement les distinctions entre joueur professionnel et joueur amateur, ce qui permet aux clubs de faire passer certains footballeurs d’une catégorie à l’autre suivant leurs besoins, mais sans pour autant changer leur statut.

La pratique du football au plus haut niveau n’est donc pas considérée comme une véritable profession. Cette activité est perçue comme une activité transitoire. Le souhait de devenir footballeur professionnel est plutôt un projet privilégié pour les garçons issus de classes populaires et moyennes qui sont les plus éloignés du milieu scolaire. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le football professionnel français connaît un faible engagement de groupes industriels, ce qui empêche aux clubs d’avoir un budget suffisant pour proposer des contrats à tous leurs joueurs. Ainsi, les joueurs professionnels n’abandonnent pas forcément leur activité parallèle à leur carrière de footballeur. Par exemple, André Giamarchi qui se démarque lors des Jeux olympiques de Rome en 1960, conservera toute sa vie son statut d’amateur au FC Annecy et son autre métier, alors que des gros clubs de la région comme Lyon ou Saint Etienne lui proposent un contrat professionnel. 

Une catégorie sociale hétérogène

A partir des années 1950, des footballeurs s’engagent à faire reconnaître leur activité comme un métier « normal » pour échapper à la précarité dont certains sont victimes. La difficulté originelle à reconnaître un statut professionnel aux footballeurs et à penser le football comme une profession ordinaire contribue à entretenir une précarité pour certains joueurs, coincés entre le paternalisme des dirigeants et le développement parallèle des statuts des joueurs professionnels dans d’autres États européens. Les prémisses de la professionnalisation du football ont permis un processus de socialisation bâtissant une culture commune à travers le style de vie et la fréquence des entrainements ainsi qu’un certain habitus footballistique avec une intériorisation de normes et de paradigmes. La formation dans les clubs professionnels n’est alors pas prioritaire, et les jeunes se bénéficient pas d’une organisation particulière pour leur permettre de se consacrer à cette spécialité. C’est l’anticipation des chances de réussir dans le milieu scolaire qui contribue ainsi aux différents investissements des parents dans la poursuite de la carrière des enfants. Cela explique la formation d’un football professionnel issu des classes populaires ou des petites classes moyennes.

La configuration du football professionnel durant ces années ne permet pas aux joueurs d’avoir assez de capital économique et symbolique pour revendiquer plus de droits, tant auprès de leur club qu’auprès des instances fédérales. C’est pourquoi ces tentatives individuelles sont vouées à l’échec. L’hétérogénéité des situations et des statuts empêche la formation d’une conscience collective de lutte autour d’un syndicat. Selon Hassen Slimani, plus des deux tiers des joueurs interrogés à cette époque affilient les relations qu’ils ont au sein du club à celles qu’ils auraient avec leur famille. Cet aspect affectif envers les membres du club et ses dirigeants favorise la distance des joueurs vis-à-vis de leurs revendications susceptibles de permettre des garanties juridiques sur leur activité. Ainsi, dans les années 50, l’hétérogénéité des situations, associée à la représentation hésitante des footballeurs et l’absence de conscience collective, constituent autant de facteurs qui ne permettent ni l’émergence d’un statut professionnel favorisant les joueurs, ni celle d’un syndicat pour les défendre. 

Un rapport de force inégal entre joueurs, clubs et instances dirigeantes 

À ses débuts, le football professionnel est également un enjeu de lutte d’acteurs ayant chacun leur vision légitime du professionnalisme et du football. Des rapports de force sont ainsi établis entre les footballeurs professionnels et leurs patrons, mais également entre ces derniers et les instances sportives gouvernantes. La syndicalisation des footballeurs professionnels en France ne doit pas être perçue comme une construction linéaire. Elle est caractérisée par des ruptures selon les catégories d’individus qui ont voulu s’approprier ce que doit être le football. Au début des années 1950, les dirigeants des clubs s’accordent entre eux sur leur opposition vis-à-vis des instances fédérales. Pour éviter de rémunérer les joueurs, ils proclament l’illégitimité du professionnalisme et du danger qu’il pourrait avoir sur les joueurs et sur la société. Ce professionnalisme déconnecterait les joueurs de la réalité sociale et de la valeur du travail dans la société industrielle. Néanmoins, lorsque le professionnalisme du championnat de France est adopté en 1930, la Fédération, essentiellement composée de membres appartenant ou ayant appartenu à la direction de clubs, va maintenir les modes de domination sur les joueurs en les empêchant de porter des revendications et des débats sur le terrain juridique. 

À partir de 1944, l’État confie le monopole sur le sport aux différentes fédérations. La Fédération devient délégataire de service public, c’est pourquoi lorsque l’équipe de France joue, les joueurs ont devoir de représentation de la nation. Un premier mouvement syndical et revendicatif avec une centaine de joueurs apparaît en 1934 avec Marcel Langiller : l’Amicale des joueurs professionnels. Les revendications principales tiennent à l’assurance de joueurs blessés, la reconnaissance de la profession de footballeur, la hausse des salaires, une modification du système des transferts. En novembre 1937, un préavis de grève est lancé après un non-recouvrement de frais médicaux par la Ligue. Un autre préavis de grève est posé suite aux menaces de la FFF de supprimer le professionnalisme lorsque des internationaux ont rejoint le syndicat. L’instabilité́ du professionnalisme empêche ce syndicat de prendre de l’importance et de s’émanciper. 

Dans les années 1960, seulement quelques joueurs possèdent un contrat et une rémunération, souvent ceux qui sont le plus sur le devant de la scène, ceux qui marquent des buts, qui tirent les coups francs, les penaltys. Ces joueurs possèdent une fonction précise et une spécialisation et ils sont rémunérés individuellement selon le modèle taylorien. On voit donc l’introduction d’un salaire au rendement. Les joueurs ayant une notoriété et un écho médiatique, souvent réservé aux joueurs expérimentés et aux buteurs, seront ces footballeurs avec contrat et salaire. Ces travailleurs sont extraits du groupe et mis sous le feu des projecteurs.

Cette méthode d’organisation du travail n’est pas sans conséquences inégalitaires. En effet, la spécificité de la profession de footballeur tient à son environnement basé sur le collectif, les résultats sportifs étant obtenus par la somme des individualités. C’est pourquoi le début de la professionnalisation du football en France s’accompagne d’inégalités, ce qui est de moins en moins accepté par les footballeurs. Tous souhaitent un traitement commun pour les footballeurs professionnels. Au total, moins d’un footballeur licencié sur 1000 possède une rémunération. La formation et le développement d’un syndicat des footballeurs professionnels vont donc mettre fin à un système taylorien où les syndicats n’ont pas leur place. 

La « Dictature des présidents »

Les footballeurs professionnels subissent jusque dans les années 1960 une forte dépendance dans l’exercice de leur activité, si bien qu’on parle de « dictature des dirigeants ». A partir de 1952, les instances fédérales imposent aux joueurs de signer des contrats léonins, c’est-à-dire des contrats les liant « à vie » avec leur club, soit environ 35 ans. Auparavant, les contrats étaient d’une durée d’un an renouvelable à la fin de celle-ci sur les décisions des joueurs et présidents. Les joueurs professionnels n’ont à présent plus aucun pouvoir décisionnaire sur la suite de leur carrière. Les joueurs se présentent alors comme « esclave qu’un propriétaire peut vendre à un autre propriétaire » (Wahl, Lafranchi). Ainsi, on constate une différence de traitement par rapport à un salarié libre. C’est dans ce contexte que les profils de joueurs et de carrière s’harmonisent, créant le début d’une conscience collective. 

Les années 1950 ont connu une socialisation de la contestation avec une multiplication du nombre de litiges. Ceux-ci concernaient le versement d’une somme d’argent du joueur à son club lorsqu’il décidait de le quitter, le refus ou l’obligation de mutations de joueurs contre leur volonté ou encore l’impossibilité des joueurs de pouvoir négocier leur condition salariale lorsqu’ils faisaient l’objet de mutation. De plus, la faillite de différents clubs professionnels comme Sète, Le Havre, le CA Paris, ou Alès fait prendre conscience aux joueurs professionnels la fragilité de leur statut. En 1965, 363 joueurs possèdent un contrat professionnel contre 572 en 1960, soit près d’un tiers moins. La reconnaissance salariale et statutaire des footballeurs dans d’autres championnats estrangers fait craindre à la Fédération un exode des meilleurs joueurs du championnat français. Parallèlement à la fermeté de la Fédération pour empêcher ces départs se constitue un contrepouvoir collectif des joueurs dans leurs revendications.

Au début de la seconde moitié du XXème siècle, l’activité du footballeur professionnel en France ainsi que l’organisation des clubs sont basées sur un système avant tout taylorien. En effet, l’organisation de la production repose en particulier entre les mains des présidents, dirigeants de club. Ce sont eux qui vont sélectionner les footballeurs qui vont faire partie de leur club. La recherche d’efficacité productive était caractérisée par la mise en place d’une double division des tâches. Tout d’abord une division verticale, lorsque le dirigeant négocie les contrats, impose les conditions de travail, choisit l’orientation pour le bien de l’équipe. De plus, il est souvent au bord du terrain et peut imposer sa vision de jeu à l’entraîneur. Un exemple symbolique fort montre les rapports de domination et de dépendance des footballeurs vis à vis des dirigeants : une enquête réalisée par l’UNFP et le magazine Onze mondial au début des années 1960 affirme que 83% des footballeurs professionnels ont le sentiment de ne pas être consultés par les dirigeants. De plus, 40% de ces joueurs estiment que leurs dirigeants sont peu compétents et 64,3% pensent que les clubs devraient être dirigés par des professionnels. 

À travers ce rapport de force à l’avantage des dirigeants et le sentiment grandissant d’inégalités entre les joueurs, la situation du professionnalisme des footballeurs en France est de plus en plus propice à l’émergence de la lutte entre les joueurs et les dirigeants de club. Celle-ci va commencer à se cristalliser par la création en 1961 de l’Union nationale des footballeurs professionnels sous l’impulsion de grands noms du football français. 

Par Antonin Demillier et Théo Lequy
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