Football féminin et inégalités (2/2) : le modèle économique, vrai enjeu, faux débat

Le 8 mars 2019, les joueuses de la sélection américaine de football ont porté plainte contre leur fédération, pour discrimination de genre institutionnalisée. Le procès, et sa forte médiatisation, ont ouvert le débat sur les inégalités de pratique entre football féminin et masculin, qu’il s’agisse des sélections nationales ou des clubs. Ce traitement différencié s’appuie sur deux leviers majeurs, qui sont imbriqués : la structuration de la pratique du football féminin, et le modèle économique de ce dernier. Deuxième partie de notre enquête : le modèle économique comme outil de domination hommes-femmes.

L’argument économique, ou comment dépolitiser l’égalité femmes-hommes

Dans le premier volet de notre enquête, nous avons présenté les freins et obstacles qui ont rythmé le développement du football féminin. Dans ce contexte, justifier les écarts de revenus entre hommes et femmes par le modèle économique déficitaire du football féminin apparaît comme dépourvu de sens. Comme le dit Annie Fortems, cofondatrice du club de Juvisy devenu Paris FC, dans une interview pour LCI, « le football n’a pas permis aux femmes de s’émanciper, ce sont les femmes émancipées qui ont “dégenré” le football ».

Le développement du football féminin est le produit d’une lutte sociale. Et dans cette lutte, le modèle économique est un outil de dépolitisation des enjeux d’égalité entre hommes et femmes. Comme l’explique Pierre Rondon, économiste du sport et du football sur France Culture, l’argument économique s’inscrit dans une histoire qui comporte une interdiction de pratique de plus de 50 ans. C’est ainsi un moyen de préserver les inégalités entre hommes et femmes dans le sport, en faisant passer ces écarts comme étant naturels, alors qu’ils sont le produit d’une histoire et de choix politiques des instances. Selon lui, le pragmatisme économique, qui s’appuie sur une logique « on gagne ce qu’on rapporte », est un choix fait par les instances et les acteurs du sport. Comme la FIFA, qui attribue des primes moins importantes lors des Coupes du monde féminines, à cause de droits TV et de contrats de sponsoring moins élevés.

Mais récemment, certaines fédérations ont fait le choix de l’égalitarisme d’action, comme les fédérations australienne, nigériane ou norvégienne : peu importe combien les sélections rapportent, les sommes sont réparties équitablement entre les joueurs et les joueuses, afin d’éviter toute discrimination. Cette logique devrait tout autant s’appliquer en France, car la FFF, en tant qu’association, qui plus est délégataire d’un service public, se doit de répondre à l’intérêt général, dont l’égalité hommes-femmes ne saurait être exclue.

Marlène Schiappa, secrétaire d’Etat à l’égalité entre les femmes et les hommes et contre les discriminations promeut la logique de pragmatisme économique dans le football féminin

La plainte des joueuses américaines contre leur fédération atteste que la question du revenu et du modèle économique est centrale. L’U.S. Soccer a justifié l’écart de revenu entre hommes et femmes par la rentabilité des équipes, notamment au niveau des droits TV. Mais si le juge en charge de l’affaire a rejeté la demande des joueuses américaines, ce n’est pas parce qu’il la considérait injustifiée, mais bien pour une question de forme. Les joueuses américaines ont en effet refusé un accord de rémunération qui les aurait rapprochées des revenus masculins en 2017, car cet accord ne leur convenait pas. Au Portugal, les joueuses s’opposent également à leur fédération, en présentant le modèle économique comme un outil de domination des femmes. Un collectif de joueuses a lancé le mouvement #Footballsansgenre, pour dénoncer l’instauration d’un salary cap en première division portugaise. Plus de 100 footballeuses ont signé une lettre envoyée à la Fédération Portugaise de Football, pour contester cette décision « clairement discriminatoire », car ne s’appliquant qu’à la première division féminine, et ce alors que les joueuses de Liga BPI ne sont pas toutes professionnelles.

Pour Annie Fortems, la question de la régulation du football doit se poser dans le football masculin et féminin, au risque d’être un outil supplémentaire de domination masculine : « Il faut réguler le football, masculin et féminin. Le football business est aberrant, et il doit être régulé dans son ensemble. Si c’est pour dire aux filles “vous jouez au foot mais on vous demande de vous comporter différemment que les garçons”, c’est-à-dire sans viser l’enrichissement, l’avidité et voire même le fait d’être vénal, il n’en est pas question. Exiger des footballeuses d’avoir toutes les vertus ou d’êtres des saintes, c’est ce qu’on demande à toutes les femmes et c’est un des fondements du sexisme. Les femmes doivent avoir le droit au même modes de fonctionnement et donc aussi aux mêmes dysfonctionnements. L’égalité des droits, c’est aussi ça ! C’est donc l’industrie du football business dans son ensemble qu’il faut réguler drastiquement, pour en contrôler les excès et les dérapages ».

Quelle reconnaissance pour la pratique féminine ?

Le développement économique du football féminin est également entravé par un manque de reconnaissance. Comme nous l’explique Annie Fortems, à propos des propos de Jacques Rousselot, président de l’AS Nancy Lorraine : « On ne considère pas le sport féminin au même titre que le sport masculin, celui-ci est une évidence, alors que le foot féminin est une variable d’ajustement. Mais le jour où on répartira les moyens, on ne sera plus une variable d’ajustement. À Nancy, ce président a fait beaucoup pour le football féminin. C’est un fervent défenseur du football féminin. Mais il a sorti une énormité. “Protéger l’essentiel”, donc il sacrifie son équipe féminine. Ce qu’il dit, “se recentrer sur l’essentiel”, c’est ça. Il a tout fait pour développer le football féminin, et on se recentre sur l’essentiel, donc le masculin ».

Dans les faits, le football féminin, même de haut-niveau, peine encore à être reconnu comme tel, ce que constate Louis Dupeyrat, manager général de l’ASJ Soyaux : « L’ASJ est en D1 Arkéma, c’est le plus haut niveau, on ne mesure peut-être pas dans notre département que nous avons un club au plus haut niveau… On a près de 30 salariés, entre les joueuses, le staff, les commerciaux, la communication… ». Ce manque de reconnaissance représente un vrai frein dans le financement du football féminin, qu’il s’agisse de sponsors ou de subventions publiques.

La reconnaissance et le respect du football féminin dépasse également l’enjeu économique. Le Paris-Saint-Germain en a fait les frais, quand, au début de la saison 2017-2018, l’équipe féminine a appris qu’elle ne pourrait plus jouer au Camp des Loges, car celui-ci serait désormais utilisé par la réserve et les U19 masculins. Ce manque de considération pour le football féminin se retrouve dans la plainte des joueuses américaines, qui réclament les mêmes conditions d’entraînement et de transport que les joueurs. Il est également la raison du refus d’Ada Hegerberg de jouer pour la sélection norvégienne, et ce alors que la Fédération a acté l’égalité salariale entre les hommes et les femmes en 2017. Enfin, concernant les joueuses elles-mêmes, celles-ci sont encore peu considérées en tant que sportives de haut-niveau, et régulièrement ramenées à leur physique. Dans le football, comme dans de nombreux sports, les femmes sont soumises à une injonction contradictoire, où elles doivent à la fois être compétitives et agréables à regarder pour les hommes. Cela se traduit notamment par des remarques sexistes et la volonté de contrôler le physique des sportives (tenues, coiffure) au détriment de la pratique. 

La reconnaissance du football féminin progresse toutefois. Pour la première fois, la D1 Arkéma a vendu ses droits TV à Canal + pour la saison 2018-2019. D’autre part, les clubs de Ligue 1 et de Ligue 2 ont décidé de reverser une partie de leurs droits TV au football féminin, soit 6 M€ (bien que la répartition de ces droits fasse débat, notamment sur l’équité entre les différents clubs). En Espagne, la Primera Iberdrola, la première division féminine, va devenir professionnelle à partir de la saison 2020-2021, notamment suite à une grève des joueuses en novembre 2019, qui réclamaient de meilleures conditions de travail. Un énorme pas a également été franchi en ce mois de juin 2020 : Ada Hegerberg est devenue la nouvelle égérie de Nike, avec un contrat courant sur 10 ans, voire 13 ans. Pour Annie Fortems, ceci marque une évolution dans le sport féminin, au-delà du football : « Nike a compris Ada Hegerberg. En France c’est une première, ils ont fait le choix de prendre Hegerberg, après ils prennent le premier Ballon d’Or, et ça dit beaucoup de chose. Il n’y a pas si longtemps, ils auraient pris une femme pour sa plastique, dans des postures genrées, pour son genre, plutôt sur des produits cosmétiques, genrés. Ils la prennent certainement aussi pour ça, mais principalement parce que c’est une militante. Ils ont choisi une sportive engagée, et il y en a très peu, qui sont actives. Donc que Nike signe un contrat avec une sportive engagée sur les discriminations, et pas que, ça envoie un signal ».

Ada Hegerberg, égérie Nike pour les 10 prochaines années (© Nike)

Avec un début de médiatisation, le football féminin commence à rattraper son retard économique sur le football masculin. Certains partisans du pragmatisme économique soulignent même que la logique de marché permettra d’atteindre petit à petit l’égalité dans les salaires et dans les conditions de pratique, avec un « cercle vertueux de l’économie » comme le tweete Marlène Schiappa. Or, l’écart est tel entre les pratiques masculines et féminines qu’il est illusoire d’imaginer un rattrapage des inégalités par le seul marché, sans aucune autre volonté. Pour atteindre l’égalité, les instances du sport doivent mettre en œuvre des actions fortes en arbitrant clairement en faveur de la pratique féminine. Comme nous l’indique Annie Fortems : « On confond la cause avec les conséquences : le modèle économique est la conséquence et non la cause. On a investi dans le football masculin sans gagner et sans résultat pendant 50 ans, à fond perdu. Le premier titre est gagné dans les années 1980 avec Platini. Et par contre, il y en a qui disent “ça fait 10 ans qu’on investit massivement dans le foot féminin”. Il faut payer les dettes au football féminin, on n’a rien investi depuis les années 1970, ce n’est pas du tout à la hauteur du football masculin, sauf depuis 10 ans. Payons nos dettes au football féminin, faisons un calcul des investissements dans le foot masculin et mettons ça dans le football féminin ». Dans le football, comme dans la société, l’égalité est avant tout un choix politique.

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