Football féminin et inégalités (1/2) : Le résultat d’un siècle de discriminations

Le 8 mars 2019, les joueuses de la sélection américaine de football ont porté plainte contre la Fédération étasunienne de football, pour discrimination de genre institutionnalisée. Le procès, et sa forte médiatisation, ont ouvert le débat sur les inégalités de pratique entre football féminin et masculin, qu’il s’agisse des sélections nationales ou des clubs. Ce traitement différencié s’appuie sur deux leviers majeurs, qui sont imbriqués : la structuration de la pratique du football féminin, et le modèle économique de ce dernier. Première partie de notre enquête : l’impact d’un siècle de discriminations sur la structuration du football féminin.

La construction historique d’un sport masculin

Si la pratique du football par les hommes s’est développée massivement en Italie à partir des années 1880, celle des femmes a connu un développement plus complexe. Alors que des équipes féminines se développent outre-Manche à la fin du XIXe siècle, en 1902, la FA (Fédération anglaise de football) interdit à ses membres de rencontrer des équipes composées de femmes. La Première Guerre mondiale va toutefois leur permettre de pratiquer massivement le football, en Angleterre mais aussi sur le continent. Mais dans un contexte social où les revendications politiques et sociales des femmes font face à des oppositions très fortes, la FA décide en 1921 d’interdire à ses clubs affiliés de mettre leur terrain à disposition des équipes féminines. Cette décision s’appuie sur des préjugés portant sur le corps des femmes. Le football est en effet perçu comme une menace pour le corps féminin, en particulier pour les fonctions reproductrices, et donc pour leur rôle de mère. Les hommes y voient alors une menace pour la division sexuée des rôles sociaux, et sous couvert d’explications scientifiques, interdisent la pratique féminine. Cette dimension se retrouve dans la politique du régime de Vichy en France pendant la Seconde Guerre mondiale. Cette politique s’inscrit dans une logique nataliste, où le rôle reproducteur de la femme est primordial. La pratique féminine du football est alors interdite, à l’inverse d’autres sports collectifs comme le basketball et le volleyball où celle-ci est favorisée.

Article de l’Auto du 2 octobre 1917, concernant une rencontre de football féminin (© FootAmateur)

En Europe, les femmes réinvestissent le football dans les années 1950 Autriche ou encore en Italie. La FFF finit par reconnaître le football féminin en 1970, soit plus de 50 ans après sa création. Partout en Europe, les fédérations et clubs féminins se structurent pour accueillir les joueuses. De plus, face à la constitution de fédérations concurrentes, les instances européennes reconnaissent les unes après les autres la pratique féminine, par peur de voir celle-ci leur échapper. Malgré tout, les conditions de pratique dans les années 1970 sont extrêmement précaires. Les sections féminines sont reléguées au deuxième plan au sein des clubs et, en France, les matchs sont limités à 2×35 minutes, et la pratique avant 11 ans ainsi que la mixité sont interdites.

En 1991, la première Coupe du Monde féminine de la FIFA est organisée en Chine, soit soixante ans après la première compétition masculine. En France, un déclic a lieu lors du Mondial 2011, où la sélection française termine 4e. Le nombre de licenciées dans le pays ne cesse d’augmenter au cours de la dernière décennie, terminée en fanfare par l’organisation de la Coupe du Monde 2019 dans l’Hexagone. Cependant, malgré ces avancées récentes, les freins au développement du football féminin produisent des inégalités dans la pratique actuelle.

Une professionnalisation qui tarde à se concrétiser

L’une des différences majeures entre football masculin et féminin est la professionnalisation de ce dernier. Lors de la saison 2019-2020, en Europe, il n’existe pas de championnat professionnel féminin. Cela signifie que les joueuses de ces championnats ne vivent pas toutes de la pratique du football. Dans ces compétitions, la professionnalisation des équipes féminines dépend avant tout de la volonté et des moyens des clubs. Ainsi, la Bundesliga allemande, souvent présentée comme un modèle en la matière, n’est pas totalement professionnelle. En France, une partie des clubs seulement permettent aux joueuses de vivre du football, en particulier les équipes affiliées aux clubs professionnels masculins. D’autres clubs qui ne remplissent pas ce schéma ont fait le choix de la professionnalisation comme l’ASJ Soyaux-Charente, club historique du football féminin en France. Ce choix, Louis Dupeyrat, manager général du club, nous l’explique ainsi : « La SAS est un élément capital pour la structuration. L’ASJ Soyaux-Charente se doit d’innover pour rester au plus haut niveau et comme il n’y a pas de structure pro, il nous faut la créer. On atteint des budgets assez importants, et dans une association, il faut séparer la partie professionnelle de la partie amateure ».  

Si l’arrivée des structures professionnelles masculines dans le football féminin a permis d’apporter davantage de moyens et de professionnaliser une partie des joueuses, cela a également déstabilisé les autres clubs, Soyaux, dont la structuration n’était pas adaptée à ce nouveau modèle : « La FFF mis un grand coup d’accélérateur depuis 2011 sur le football féminin, et a incité les clubs professionnels à avoir des équipes féminines, ils ont des moyens financiers qui ne sont pas les nôtres , des installations sportives adaptées et une structuration (médicale, administrative) qu’il peuvent mettre à profit pour la section féminine ».

Les budgets des différentes clubs de D1 Arkéma (© FootPol)

Ainsi, pour d’autres clubs historiques, comme le Football Club Féminin Juvisy Essonne, le rapprochement avec des clubs professionnels masculins s’est révélé indispensable pour rester compétitif en D1 Arkéma. « La présidence de Juvisy a fait tout ce qu’elle a pu, en renforçant le double projet, en bataillant pour les sponsors, mais ils ont touché la limite de ce qu’ils pouvaient faire, explique Annie Fortems, pionnière du football féminin à Juvisy. Dans le même temps, le département et la ville faisaient beaucoup mais les limites des fonds publics avaient été atteintes. Le Paris FC avait le projet de L1 chez les hommes, et il leur fallait une équipe féminine de haut-niveau. Donc le rapprochement a été un deal, en disant qu’ils avaient une force de frappe économique et administrative, des apports financiers, des équipements avec un centre d’entraînement tout neuf, plusieurs terrains, des vestiaires, avec les mêmes équipements pour les femmes et hommes. L’abandon du nom de Juvisy s’est fait la mort dans l’âme, mais pour le bien de la section ». En effet, le club existe aujourd’hui sous le nom de Paris FC.

Des conditions de pratique qui traduisent des inégalités de structuration

La professionnalisation du football féminin est en effet indispensable aujourd’hui pour assurer des conditions de pratique de haut-niveau aux joueuses. En France, son développement s’est appuyé sur la logique de double projet, à savoir la poursuite des études puis d’une activité professionnelle en parallèle de la pratique du football de haut-niveau. Ce modèle était nécessaire, dans un contexte où les joueuses ne tiraient du football qu’un revenu maigre voire inexistant. Aujourd’hui, le double projet ne peut répondre aux besoins du sport de haut-niveau, pour lequel les entraînements doivent se faire plus fréquents, plus intenses, et où l’implication physique et mentale consacrée à l’activité doit être totale. C’est ce que nous explique Annie Fortems : « Le double projet a été très utile et très louable, mais ça ne va pas tenir. Les joueuses vont partir à l’étranger, en Espagne le statut a été structuré, en Angleterre et en Allemagne aussi. Les grandes joueuses vont partir, parce que l’herbe est plus verte ailleurs. Il faut que les joueuses ne se consacrent qu’à ça : que d’une passion, ça devienne un métier, avec un suivi médical, plus d’entraînement. Quand on est professionnel, on se structure, on est accompagné, comme des athlètes de haut-niveau, physiquement mais aussi mentalement. »

En se consacrant à temps plein à la pratique du football de haut-niveau, les besoins en termes d’accompagnement se font également plus présents. Ainsi, la présence d’un staff médical est nécessaire pour les joueuses, qui font subir à leur corps une charge de travail très importante. Or, tous les clubs ne disposent pas aujourd’hui d’un staff médical à proprement parler, comme cela peut être le cas pour les clubs affiliés à des structures professionnelles masculines. Le club de Soyaux a fait le choix d’investir fortement dans cette dimension, afin d’accompagner la professionnalisation des joueuses et du club : « Cette saison, on a mis en place une structure médicale qui est nécessaire pour le suivi et le bien être des athlètes que sont les joueuses, on devrait l’améliorer pour être encore plus efficace ». À cet égard, les déclarations de Jessica Houara-d’Hommeaux sur la non-prise en compte des menstruations dans la charge d’entraînement des joueuses sont révélatrices des progrès à réaliser dans l’accompagnement médical des joueuses de haut-niveau.

Enfin, les conditions de pratique sont également un enjeu majeur pour les jeunes joueuses. En France, à l’heure actuelle, il n’existe pas de centres de formation pour les féminines, en dehors des 8 pôles espoirs de la FFF. D’autre part, le haut niveau pour les équipes de jeunes se résume à un seul championnat U19 national. Les autres jeunes joueuses doivent évoluer au niveau régional, ou alors en D2 voire en D1. Le site l’Equipière rappelle que la formation représente un véritable enjeu dans le football féminin à l’heure actuelle, avec des écarts de niveau très importants entre les joueuses de 16 ans et celles de 19 ans, dont le niveau se rapproche de la D1 ou de la D2. Le football féminin souffre d’un déficit en post-formation, qui risque de produire une fuite des talents français vers l’étranger, faute de place. La formation est également un enjeu pour les clubs qui ne jouent pas les premières places en D1, comme nous l’explique le manager général de l’ASJ Soyaux-Charente, Louis Dupeyrat, pour qui la formation justifie la structuration du club en SAS et en Association : « La D1 Arkéma a des exigences qui relèvent du fonctionnement de l’entreprise et pour figurer dans les 12 clubs de l’élite, il est nécessaire pour des clubs comme le nôtre de recruter des jeunes joueuses talentueuses ou de les former car les moyens financiers ne sont pas comparables avec l’OL ou le PSG. L’Association pourra se consacrer à la formation pour alimenter notre équipe en D1 Arkéma. »

L’équipe de France U19 championne d’Europe en 2016, symbole d’une formation française (© FranceTV Sport)

L’histoire du football féminin montre que les freins à cette pratique ont été nombreux et se sont développés tout au long du 20e siècle. Ces freins, sous couvert de justifications scientifiques, visaient surtout à contrôler le corps des femmes et leur rôle dans la société. La pratique féminine du football aujourd’hui est le produit de cette histoire, avec une professionnalisation encore inégale, et des conditions de pratique très éloignées de celles des hommes. De plus, si la pratique féminine est aujourd’hui tolérée, d’autres moyens sont mobilisés afin de limiter le développement du football féminin, à commencer par l’argument économique.

Les éléments présentés dans la première partie sont issus de l’ouvrage de Mickaël Correia, Une histoire populaire du football, Editions La Découverte, 2018, 408p.

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