Rafael Bielsa : « Sur un terrain de football, les intellectuels se transforment en primates »
Dans la famille Bielsa, on connaît davantage Marcelo l’entraîneur que Rafael l’homme politique. Avocat, écrivain, ambassadeur et ancien ministre (de 2003 à 2005) sous la présidence de Néstor Kirchner, le « frère de » a la passion du football chevillée au corps. Dans cet entretien exclusif, Rafael Bielsa nous raconte son Argentine, « son » Marcelo, Diego Maradona, la politisation du ballon rond… Morceaux choisis.
Rafael Bielsa, bonjour. L’Argentine pleure sa légende Diego Maradona. Comment cette période de deuil est-elle vécue de l’intérieur ?
La mort de Maradona a été une véritable onde de choc en Argentine. D’un seul coup, le quotidien de la majorité d’entre nous a changé. Ce fut d’abord un moment de stupeur, parce que Maradona a connu plusieurs morts mais nous l’avions toujours vu renaître. On s’est dit : « Maradona est mort ? Non, c’est impossible, il est immortel ».
Le décès de Diego, c’est une sorte de mort commune. Il a fait beaucoup de choses que l’on aurait tous rêvées de faire et surtout, il les a partagées avec nous. C’était un ange sur le terrain, un Dieu à Naples, il a battu les Anglais à lui seul, il a défié le pouvoir… Sa mort est aussi la nôtre, celle de pouvoir vivre à travers lui, à travers celui que nous n’avons jamais pu être par nos propres mérites. La douleur durera, j’en suis certain.
On vous sent très affecté. Vous le connaissiez personnellement ?
Même pas. Je l’ai vu jouer de mes propres yeux, c’est tout. Et j’ai des dizaines d’anecdotes à son sujet.
Par exemple ?
Tenez, une que m’a racontée le chanteur Mayito Rivera, qui faisait partie du groupe cubain « Los Van Van ». Maradona adorait chanter, il chantait très bien d’ailleurs, il avait une excellente mémoire pour se souvenir des paroles. Bref, lors d’une soirée plutôt arrosée à Cuba au début des années 2000, Mayito joue une chanson portoricaine. Maradona adore, l’apprend par cœur et n’arrête pas de la chanter ensuite.
Les paroles étaient : « Ce que vous me donnerez, donnez-le-moi tant que je suis vivant ! N’attendez pas mon départ, si vous croyez que je le mérite, pourquoi ne pas me le donner ? N’attendez pas que je meure, pour aller au cimetière ! Et dire : ‘qu’il était bon ! Cet homme était un saint’ » En fait, je m’en suis rendu compte longtemps après, la chanson parlait de lui. Peut-être était-ce sa quête éternelle – et inaccomplie : être pleinement aimé de son vivant.
À travers Maradona, on voit toute l’importance du football en Argentine. Le Pape François est un supporter invétéré de San Lorenzo, Mauricio Macri (ancien président argentin, ndlr) de Boca Juniors, vous des Newell’s Old Boys. Choisir son équipe est une sorte de rite de passage…
En Argentine, si vous choisissez un maillot, des couleurs, jamais vous n’en changez. Je ne connais absolument aucun fan de Boca qui soit devenu plus tard supporter de River Plate, de San Lorenzo ou des All Boys (le Club Atlético All Boys, ndlr).
Ajoutez à cela l’intérêt croissant des femmes pour ce sport, un football féminin déjà professionnel, et la passion des Argentins urbains, vous obtenez la formule qui explique pourquoi on en sait plus sur le football que sur tout autre sujet au monde.
Dans les rivalités que vous évoquez, il y a celle entre River Plate et Boca Juniors, par exemple, qui est davantage une affaire de classes sociales que de football ?
En effet, la rivalité a commencé ainsi. River était le club des classes moyennes et Boca des plus modestes. À Rosario, Newell’s représentait les catégories aisées, Central (Rosario Central, ndlr) les plus pauvres. Au fil du temps, le déclin économique du pays a modifié la donne, ce n’est plus ce que c’était d’antan. En plus, il y a eu le phénomène des barras bravas qui est transversal à tous les clubs.
Qu’ils soient adversaires ou du même parti, les hommes politiques parlent librement de foot. Ils se chambrent entre eux tous les lundis, selon les résultats du dimanche, sans aucune pudeur. Encore mieux, les hommes politiques évoquent en public leurs joueurs préférés pour la sélection !
En France, les hommes politiques sont souvent discrets sur leur passion pour le football. Il y a moins de tabous en Argentine ?
Il n’y en a même aucun. Qu’ils soient adversaires ou du même parti, les hommes politiques parlent librement de foot. Ils se chambrent entre eux tous les lundis, selon les résultats du dimanche, sans aucune pudeur. Encore mieux, les hommes politiques évoquent en public leurs joueurs préférés pour la sélection ! Par ailleurs, les journalistes politiques sérieux – si cela existait dans mon pays – intégreraient quotidiennement le football à leurs analyses de la politique du pays. N’étant pas sérieux, ils le font tous les jours ! Vous parliez des funérailles de Maradona : c’était un acte politique.
Le mélange est dangereux, selon vous ? L’ancien président Juan Perón avait fait du sport une vitrine politique, on peut y voir une instrumentalisation à des fins de pouvoir…
C’est un risque autant qu’une opportunité. Quelqu’un comme Macri n’aurait jamais été président de l’Argentine sans avoir été président de Boca Juniors. L’actuel Ministre du Tourisme, Matías Lammens, sortait de la présidence de San Lorenzo de Almagro, c’est comme ça qu’il est entré en politique.
Il est vrai que les efforts déployés par certains politiciens pour se rapprocher des footballeurs les plus populaires sont affligeants. Mais s’ils n’arrivent pas tant à les instrumentaliser, comme vous dites, c’est parce que les joueurs sont meilleurs à jouer que les hommes politiques à faire de la politique.
Vous avez été ministre des affaires étrangères et vous travaillez désormais comme ambassadeur au Chili. Le football prend-il de l’ampleur dans le champ diplomatique ?
Le football garde un rôle relatif, je dirais. Beaucoup de footballeurs ont été nommés ambassadeurs – en Argentine ou ailleurs – en raison de leur popularité et de leur rayonnement mondial. Mais ce sont davantage des petites missions de voyages qu’un poste dans une destination précise. Quant aux résultats, ils n’ont jamais été probants, sauf peut-être pour faire la promotion d’une Coupe du Monde ou d’un événement sportif majeur.
Dans mon cas personnel, mon frère était sélectionneur du Chili. La Roja est très aimée de son peuple, ce qui m’a fait connaître et accepter d’avance. De là à dire que le football a un rôle déterminant, non.
La culture foot est la même en Argentine qu’au Chili ?
Pas tout à fait. Au Chili, la ferveur et la passion se manifestent seulement pour la sélection. Les championnats nationaux sont moins importants et n’occupent pas les conversations quotidiennes comme en Argentine.
Revenons-en à l’Argentine, justement. Rosario, votre ville, est la ville de Maradona, proche de Fidel Castro, et aussi celle de Che Guevara. C’est une ville très ancrée à gauche ?
Non, au contraire ! Je la définirais comme une ville conservatrice, où réside essentiellement la petite bourgeoisie. Maradona y a été de passage, et on ne peut pas dire que le Che s’y soit éternisé. Le socialisme de Santa Fe et de Rosario a été défini comme un « socialisme de marché ». Un oxymore, me direz-vous…
Marcelo a été ravi de son passage là-bas. Pour l’affection des supporters, les installations, le traitement de ses dirigeants… Croyez-moi, il garde un très bon souvenir de son passage en France.
Je parlais de la rivalité entre Boca Juniors et River Plate un peu plus tôt, celle entre Rosario Central et les Newell’s Old Boys vaut aussi le détour…
Oui, il y a une très forte rivalité. Rosario est environ trois fois plus petit que Buenos Aires, elle y est donc même plus ostensible. Tout dans la ville est lié de près ou de loin aux Newell’s et à Central. Je peux vous dire que vous avez peu d’endroits où vous cacher quand votre équipe perd le derby ! C’est une animosité excessive à bien des égards. La rivalité est plus sanguine, plus démesurée aussi qu’à Buenos Aires. La semaine avant un derby est pratiquement irrespirable.
Vous êtes issu d’une famille d’intellectuels. Votre grand-père a été le penseur du droit administratif, votre père dirigeait un cabinet d’avocats. Le football touche-t-il autant les élites que les classes populaires ?
Sans aucun doute. J’ai vu des grands intellectuels se transformer en primates sur un terrain de football. Ils en perdent leurs voix et leur sang-froid, vraiment (rires) !
Vous avez écrit un livre qui retrace toute l’histoire des Newell’s Old Boys. Aujourd’hui, le stade porte le nom de votre frère Marcelo. C’est l’histoire de votre famille, ce club ?
Il y a une histoire de voisinage derrière ça. La maison de ma grand-mère était située en face du Parque Independencia, tout comme la maison familiale. Vivre près de ce parc, c’est un peu comme être supporter Ñuls (autre appellation des Newell’s, ndlr) au quotidien. Mais dans la famille, c’était surtout mon frère et moi qui parlions de football.
Vous avez été séparés à cause de vos activités militantes, mais vous êtes très proches. J’ai lu que vous vous échappiez des leçons de piano imposées par votre mère pour aller jouer au foot ensemble. C’est vrai ?
En fait, c’étaient des leçons de guitare. On avait « embauché » notre sœur pour qu’elle joue à notre place, comme ça notre mère entendait toujours quelqu’un jouer. Nous, on s’échappait pour aller taper la balle. Marcelo encore plus que moi.
Que vous-a-t-il dit de son passage en France, de la culture foot dans notre pays ?
J’ai suivi ses deux aventures à Marseille et Lille. Les deux étaient très différentes. En France, ceux qui aiment le football l’aiment vraiment, particulièrement à Marseille. Marcelo a été ravi de son passage là-bas. Pour l’affection des supporters, les installations, le traitement de ses dirigeants… Croyez-moi, il garde un très bon souvenir de son passage en France.
Et vous-même, vous connaissez un peu la Ligue 1 ?
Pas tellement, hormis que mon frère y a entraîné deux équipes. Là oui, je connaissais toutes ses compositions et je regardais les matchs. Aujourd’hui, je regarde plus les championnats anglais, évidemment. Je suis chaque match de Leeds depuis la Championship.